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Anne Teresa De Keersmaeker et le nombre d’or

La chorégraphe déclare expressément son intérêt pour les mathématiques et souligne dans ses écrits et ses interviews l'importance du rôle qu'elle leur confère dans son processus de création. Dans ce dernier numéro du dossier qui lui est consacré : addition, soustraction, multiplication et Fibonacci.

La spirale

Dans Drumming, l'exposition de la phrase se fait en deux moments. Les entrées des danseurs se font selon un principe d'accumulation, plus précisément en fonction de la suite de Fibonacci. La suite de Fibonacci est une suite de nombres entiers. Dans cette suite, chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent. 1 puis 2 danseurs, ensuite 5 danseurs et enfin 8. Un jeu de permutation des individus se fait également lors de cette phase d'accumulation. Suivra le mouvement inverse de réduction de l'effectif de danseurs.

Sur scène, comme le dit , le temps lui-même est traité en spirale : « plus il y a de danseurs, moins longtemps ils dansent ». L'aspect en spirale du temps est également notable car l'est d'autant la vitesse de déplacement des danseurs qui accélère ou décélère également en fonction des espaces qu'ils recouvrent. La spirale sans son aspect formel pourrait se rapprocher d'un cercle imparfait et ouvert (Prudhommeau, 1987). C'est l'une des figures récurrentes dans le travail d', très représentative de certaines de ses pièces. Le temps y est faussement cyclique. En effet, la répétition, la scansion des motifs musicaux et chorégraphiques donnent la fausse impression d'un temps cyclique.

Drumming est la pièce où cette structure en spirale est pensée de la façon la plus systématique (De Keersmaeker, 2014). La phrase de base est composée de lignes et de courbes simples. Les danseurs suivent au sol des formules géométriques comprises au sein d'une spirale évoluant sur huit carrés proportionnés par la division d'un rectangle selon le nombre d'or. Le centre de la spirale étant nommé « maison » tandis que l'extrémité porte le nom de « sortie ». La structure en spirale va jusqu'à organiser l'éclairage et les costumes qui obéissent également aux proportions du nombre d'or évoluant jusqu'à un climax au moment de la section d'or.

Les danseurs effectuent des mouvements vifs, précis et anguleux à grande vitesse en tournoyant, tout en suivant les figures géométriques au sol. Ces figures permettent de créer des figures à trois dimensions telles que Laban les avait théorisées. Jouant sur les effets de duplication et de décalage de ces rectangles et spirales au sol, Anne Teresa de Keersmaeker obtient des trajectoires complexes et innovantes de 12 spirales pour chaque danseur individuellement.

D'autres procédés, comme la répétition de boucles, permettent d'installer une tension tandis que des déphasages des trajectoires de certains danseurs par rapport à d'autres, des effets de symétrie où les danseurs se retrouvent en miroir, ou encore un « rephasage » des séquences, permettent à la chorégraphe de jouer sur la polyphonie et l'unisson.

Le cercle

Le cercle appréhendé de l'intérieur, comme le souligne Germaine Prudhommeau (Prudhommeau 1987), protège, ou enferme, l'élément placé en son centre ou rayonne vers les éléments qui lui sont extérieurs. La chorégraphie d'Anne Teresa de Keersmaeker y fait des allusions constantes. Le cercle est l'une des figures qui structure l'organisation des mouvements dans l'espace de nombreuses chorégraphies. On se souvient de Work on Paper, de son récit du geste simple d'un cercle tracé dans le sable.

Le cercle impacte également la structure de la chorégraphie comme dans Piano Phase où « la décision de danser en cercle a été cruciale. Non seulement elle m'a permis d'instaurer une continuité, mais elle a en outre influencé le vocabulaire : le principe de rotation. » (De Keersmaeker, 2012). Il vient contraster avec des structure percussives et des mouvements angulaires et brefs.

Il est partout le cercle, de la Partita pour violon seul à la rosace de Rosas en passant par la scène de Mozart/Concert Aria's. Un moto de gioia. Dans Vortex temporum, le cercle comprend un pentagone dont chaque sommet est le point de départ d'un nouveau cercle créant une rosace. Les lignes, elles, s'entrecroisent en de nombreux points.

La scène physique, elle-même, prend parfois chez Anne Teresa de Keersmaeker littéralement un aspect géométrique précis comme dans Mozart/Concert Aria's. Un moto de gioia et son parquet de forme circulaire comprenant deux centres et formant une éclipse irrégulière (Laermans et Van Kerkhoven, 1998). Parce qu'Anne Teresa De Keersmaeker travaille sur les analogies structurelles entre musique et danse, il est intéressant de noter, comme le font Rudi Laermans et Marianne Van Kerkhoven dans Violin Phase, le lien avec la structure circulaire de la danse et la composition qui est un rondo.

La symétrie et la symétrie rompue

Le ballet utilise abondamment la symétrie qui contribue régulièrement au plaisir esthétique que nous ressentons. Le ballet utilise également à foison les lignes pour faire évoluer le corps de ballet ou les solistes. Les effets de symétrie suscitent classiquement des impressions de perfection, d'intemporalité, mais peuvent en revanche figer une scène et inhiber les impressions de dynamisme et d'énergie. En 2007, Barinskii montre combien dans Hoppla, les jeux de symétrie se construisent et se déconstruisent autour d'un axe qui produit chez le spectateur l'effet de véritables montagnes russes émotionnelles, une succession de tension et de résolution de ces tensions.

Les effets de symétrie sont richement exploités chez Anne Teresa de Kersmaeker. L'axe est horizontal ou vertical, on pense à la symétrie horizontale : danse couchée (Guignard) à la symétrie verticale et symétrie, ou encore à la danse du haut du corps (Rosas danst Rosas, Piano phase).

Voilà un court aperçu, bien incomplet, des multiples voies empreintes par Anne Teresa de Keersmaeker. La chorégraphe observe, expérimente, combine de nombreux concepts mathématiques mais également des moyens moins cartésiens. Ils sont tantôt des cadres interprétatifs ou des éléments de transmission de son travail, tantôt des moyens au profit d'une chorégraphie, puissante vivante et émouvante.

Bibliographie

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Blecastro, S. M., & Schaffer, K. (2011). Dancing mathematics and the mathematics of dance. Math Horizons, 18(3), pp.16-20.

Bilinskii, R. (2007). Quelques réflexions sur les mathématiques et la Danse.

Guisgand, P. (2012). Danse et musique, deux arts en dialogue chez Anne Teresa De Keersmaeker. Danse et Musique,  13(1-2)

Guisgand, P. (2008). Les fils d'un entrelacs sans fin. La danse dans l'œuvre d'Anne Teresa De Keersmaeker. France : Le Septentrion

Guisgand, P., & Plouvier, J. L. (2007). Corps d'écriture. Repères, Cahier de danse, (2), pp.17-21.

De Keersmaeker, A. T., Cvejić,  B. A. (2012) Carnets d'une chorégraphe, Fase, Rosas danst Rosas, Elena's Aria, Bartók.Bruxelles: Fonds Mercator

De Keersmaeker, A. T., Cvejić,  B. A. (2013) Carnets d'une chorégraphe, En Atendant, Cesena. Bruxelles: Fonds Mercator

De Keersmaeker, A. T., Cvejić,  B. A. (2014) Carnets d'une chorégraphe, Drumming and Rain. Bruxelles: Fonds Mercator

De Keersmaeker, A. T., Cvejić, B. Vortex temporum. (2013).  Saison 2013-2014, Fiche pédagogique.

Karreman, L. (2015). Repeating Rosas danst Rosas. On the transmission of Danse knowledge.

Laermans, R., Van Kerkhoven, M. (1998). Anne Teresa De Keersmaeker. Critical Theatre Lexicon. Sarma

Schoenberg, A., Stein, L., & Strang, G. (1967). Fundamentals of musical composition (p. 25). London: Faber & Faber.

Prudhommeau, Germaine. « Danse et mathématiques. » Séminaire de Philosophie et Mathématiques 9 (1987): 1-22.

SEAMEO Regional Centre for QITEP in Mathematics (2017) Dancing:Revealing the Beauty of Mathematics.

Siegel, K. D. (2013). Order and Chaos: Approaching Modern Dance Choreography in American Through a Mathematical Lens. Weyselan University.

Crédits photographiques : © Anne Van Aerschot

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