- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Musica 2019 emmené par son nouveau directeur Stéphane Roth

Très attendu, le premier week-end de Musica 2019, sous la houlette d'une nouvelle équipe dirigée par Stéphane Roth, opère une transition toute en douceur, oscillant entre concerts traditionnels et nouvelle proposition.

Ce n'est pas au Palais de la musique et des congrès de Strasbourg que s'ouvre cette 36ᵉ édition de Musica mais dans la friche des Halles Citadelle, un superbe espace aux confins de la ville où Stéphane Roth a invité l'ensemble belge Ictus pour une soirée à haute tension comme aiment en concevoir ces musiciens tout-terrain : quatre heures de musique non-stop durant lesquelles se succèdent toutes sortes de propositions, musiques écrites et performances instrumentales autant que vocales, convoquant les ressorts de l'amplification, du live électronique et de la lumière. A cet effet, quatre scènes ont été dressées pour permettre la fluidité des enchaînements, le public étant invité à déambuler librement ou à s'assoir sur de petits tabourets de carton qu'il pourra déplacer à l'envi. Il peut également sortir, aller se restaurer ou boire un verre dans d'autres salles où des écrans permettent de visionner des vidéos. On avait déjà beaucoup apprécié la formule au Théâtre des Amandiers à Nanterre en 2017. Si le concept de Liquid room reste le même, la thématique en est chaque fois renouvelée. L'affiche de la soirée, My greatest hits (Mes tubes préférés), consiste en une vingtaine de pièces relativement courtes (de 3 à 15′), exceptée l'œuvre culte du minimaliste américain , A rainbow in curved air, qui offre une plage d'écoute immersive au mitan de la soirée. On est fasciné par le talent multiforme de ces musiciens qui n'ont pas toujours leur instrument sous les doigts. Tel (flûtiste de l'ensemble), donnant de la voix, en solo et par cœur, dans Vaduz du lettriste Bernard Heidsieck, ou encore Sonate in Urlauten de ; tout aussi drôle et performant, il endosse le rôle de Charlot dans son célèbre discours The Hynkel Speech. Fort sollicité lui aussi, au clavier électronique ou au piano, Jean-Luc Plouvier excelle dans Cold Trip de Bernard Lang au côté de la soprano . Les sont venus prêter main forte à l'ensemble. Ils sont à table face au public dans I funerali dell'Anarchico Serantini, un théâtre sonore de superbement défendu par les six musiciens. Signalons encore la présence de la gambiste et compositrice Eva Reiter, active ce soir sur tous les fronts, jouant ses propres pièces (Tube music) ou celle de ses confrères (Sensate focus d'). Le déroulement de la soirée est sans faille et l'engagement des musiciens galvanisant.

Le rendez-vous est plus traditionnel et le ton confidentiel, le lendemain, dans la salle de la Bourse, avec la soprano britannique Juliet Fraser (membre de l') et sa partenaire flûtiste Helen Bledsoe. Cinq œuvres à fleur de lèvres (et autant de créations françaises) sont au programme dont trois partitions de la londonienne mise à l'honneur durant ce week-end. La voix est ductile et l'espace vibratile dans O, une pièce écrite à partir d'esquisse de Skin pour soprano et ensemble, que Juliet Fraser chante au bas de l'estrade. Un travail très fin est exercé au niveau de l'émission vocale et de la variation du timbre au sein d'une trajectoire quasi hypnotique. La voix oscille, ondule, vibre et tremble dans Wespe (Guêpe) d' qui pétrit le texte à sa fantaisie. Adiantum Capillus-Veneris pour voix et respiration amplifiée de Chaya Czernowin est une « étude de fragilité », jouant sur les fluctuations d'une matière-énergie à la marge du son et de la couleur, dont Juliet Frazer détaille superbement les micro-variations. Dans Bite pour flûte basse amplifiée de Saunders, Hélène Bledsoe articule un discours sans mot où le souffle interfère avec la voix de l'interprète. Les deux instances, voix et flûte basse, sont réunies, s'hybrident et fusionnent dans O yes & I, où la compositrice mêle les mots de Joyce (le monologue de Molly Bloom) et ses propres exhortations.

Saunders est également à l'affiche du concert du soir, donné cette fois au Palais de la musique et des congrès par l' et son chef , accueillis pour la première fois à Musica. La pièce inaugurale, Robert Browing overture, de fait écho au film, The Unanswered Ives, visionné dans l'après-midi en présence de la réalisatrice Ann-Kathrin Peitz. L'œuvre de 1912-1914 (révisée en 36-42) est postérieure aux deux partitions emblématiques de l'Américain, The unanswered question et Central Park in the dark (1906). La même opposition s'y exerce, entre l'univers consonant des cordes (l'adagio central est quasi brucknérien) et le chaos organisé des vents, prenant au sein de l'orchestre une envergure sonore et une tension quasi expressionniste. Il y a de l'ironie chostakovienne dans ces pages musclées – treize strates temporelles s'y superposent parfois – qui font flamboyer les cuivres sous la direction énergétique de . L'effet spectaculaire de spatialisation ménagée dans les dernières minutes est ivesien en diable!  Plus risquée encore, Void (vide) de , donnée en création française (2013-14), convoque l'orchestre (avec guitare électrique et accordéon) et deux percussionnistes solistes, Minh-Tâm Nguyen et François Papirer des . Le dispositif sur le devant de la scène est imposant, avec de gros ressorts métalliques, un étagement de petites cloches suspendues, des bols joués avec l'archet sur la peau des timbale et du papier aluminium sur les plaques métalliques augurant des sonorités proches de l'univers électronique. Le titre de l'œuvre fait référence aux « Textes pour rien » de Samuel Beckett dont la langue fascine la compositrice. Void semble d'ailleurs procéder comme le discours beckettien, par courtes phrases incantatoires et séparées par des silences. La pièce évolue sous l'action d'un lent processus dévoilant progressivement une image spectrale de plus en plus transparente. Le jeu des deux solistes comme la direction de fascinent, mettant à l'œuvre les rouages de l'écriture avec un engagement et une concentration exemplaires.


Bird Concerto with Pianosong
  du Britannique Jonathan Harvey, qui termine la soirée, est sans aucun doute un clin d'œil à Messiaen dont les accords-couleurs résonnent parfois sous les doigts du soliste. C'est , en résidence à Musica durant ce premier week-end, qui est au piano, devant assumer également la partie d'échantillonneur placé au-dessus de son clavier : lourde responsabilité d'ailleurs, puisque c'est lui qui déclenche toutes les interventions de l'électronique. Les chant d'oiseaux diffusés sur les haut-parleurs (quarante espèces de Californie) ont été enregistrés par le compositeur, transposés et ralentis pour mieux fusionner avec l'écriture du piano. Comme Messiaen, Harvey débute par une cadence du soliste pour accoutumer notre écoute à ce mélange spécifique. L'orchestre vient ensuite apporter ses couleurs (celle de la clarinette contrebasse très antinomique) soumises à des effets de spatialisation ou de légères distorsions via l'électronique : une musique généreuse et foisonnante, qui ne va pas sans quelques longueurs, fort bien menée par un orchestre en grande forme et un soliste dont l'abattage virtuose éblouit.

A 10 heures 30, le dimanche matin, les enfants sont conviés à la Cité de la musique et de la danse pour un atelier d'éveil musical, dans le cadre de « mini musica », un concept pensé en direction du jeune public que Stéphane Roth prévoit de développer dans les éditions à venir… tandis que les parents se dirigent vers l'auditorium. Quatre pianos cernent l'espace du plateau dans « Cage au carré », une proposition originale initiée par Bertrand Chamayou et la danseuse-chorégraphe Élodie Sicard. On sait que l'idée du piano préparé s'est imposée à dans les années 40, pour palier l'absence de l'ensemble instrumental, alors que le compositeur devait honorer une commande de la chorégraphe Syvilla Fort. L'efficacité de la trouvaille est telle que le compositeur va mener plus avant ses recherches de couleurs dans les cordes du piano. Les pièces choisies par Bertrand Chamayou (une dizaine au total) sont toutes écrites avant les célèbres Sonates et interludes du doux anarchiste américain. Elles exigent le plus souvent des préparations spécifiques dans les cordes (avec vis, boulon, pince, gomme, etc.), d'où la nécessité de quatre instruments dont une assistante, suivant l'interprète comme son ombre, viendra modifier la préparation après chacun de ses passages.

Avec des lumières réglées a minima, et les déplacements fluides autant que discrets de l'interprète d'un piano à l'autre, le concert prend vite des allures de rituel, bercé, scandé, nourri par une musique volontiers répétitive, séduisante et toujours dépaysante (gamelan oblige). Le geste d'Élodie Sicard s'inscrit dans cette atmosphère un rien hiératique, s'immobilisant lorsque la musique s'arrête. Fascinants à nos yeux sont les instants où la danseuse évolue au sol, dans une temporalité qui rejoint celle de la musique et nous permet d'apprécier pleinement les deux univers qui se croisent.

Crédits photographiques : ©

Lire aussi :

Festival Musica : un deuxième week-end riche en spectacle

 

(Visited 851 times, 1 visits today)