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Les affinités électives d’Elisabeth Leonskaja avec les premières sonates pour piano de Schubert

Avec ce second ensemble de quatre CD luxueusement présentés, boucle son projet Schubert pour son éditeur Easonus. Dix sonates de jeunesse (si l'on peut le dire d'un compositeur décédé à trente et un ans), augmentées de la Wanderer-fantaisie sont proposées. Un album événement.

Il n'est pas possible d'éditer sur papier ou sur disques une intégrale des sonates pour piano de Schubert, comme on le ferait pour Haydn, Mozart ou Beethoven. En effet, le prolifique Franz, en authentique voyageur musical à la pensée parfois vagabonde, pouvait abandonner une œuvre, déjà bien « lancée » sur la plan architectonique ou esthétique, lorsqu'elle se dérobait à lui sur le plan mélodique ou compositionnel. Plus que dans tout autre domaine (le quatuor à cordes ou la symphonie), l'œuvre pour piano de Schubert semble avoir été un journal intime (par ces nombreuses pièces isolées), mondain (les séries de valses), et surtout expressivement plus expérimental (les sonates). Il n'est pas étonnant dès lors d'y trouver moult œuvres inachevées, fragmentaires, ou véritables « torses » sonores laissés en l'état. Ainsi, la première sonate à nous être parvenue, en mi majeur D. 157, se conclut par un menuet endiablé, presque un scherzo, avant une série de feuillets vierges laissant augurer un final jamais composé. Et parfois, au gré de conclusions un peu expéditives au terme de longs périples, les derniers accords de certaines partitions peuvent nous sembler bien péremptoires ou abrupts (D. 537, D. 575).

, si elle annexe à bon escient la Wanderer-Fantaisie, proche de l'esprit de la sonate en ses quatre mouvements ici enchaînés, fait ici l'impasse sur des œuvres par trop fragmentaires : sont écartées les esquisses en mi mineur D. 994 et en ut dièse mineur D. 655, pourtant sublimes, les œuvres lapidaires ventilées sur plusieurs numéros de catalogue par Otto Deutsch (en ut majeur D. 612-613, en fa dièse mineur D. 570-571), ou la première mouture inachevée en bémol majeur (D. 567) de la sonate D. 568, complète cette fois, et transposée en mi bémol majeur dans sa rédaction définitive. Des choix qui la rapprochent des historiques Friedrich Wührer (partiellement réédité par Diapason) ou Wilhelm Kempff (DG), et plus près de nous, de Michael Endres (Capriccio), de Gerhard Oppitz (Hänssler), de Michel Dalberto (Denon, puis Brilliant classics, à rééditer) dans leur parcours plutôt que de l'exhaustivité d'un Paul Badura-Skoda, sur piano d'époque (Arcana). Mais par ailleurs, elle complète facilement les trois premiers mouvements la D. 279 par un final isolé proche de caractère peut-être composé a posteriori pour l'occasion (D. 346) ou réinsère l'Adagio D. 505, séparé par l'éditeur, au sein de la superbe en méconnue fa mineur D. 625 (presque achevée puisqu'il y manque la réexposition du temps initial que l'on peut facilement extrapoler, et une vraie conclusion au final que l'interprète ponctue ici d'un pianissimo sur la pointe des doigts !).

Ce nouveau coffret très élégant bénéficie d'une présentation quatre étoiles au format de nos anciens long-playing, d'une prise de son idéalement timbrée, donnant une image à la fois globale et précise de l'instrument, superbement réglé et capté dans un espace sonore aussi vaste qu'intime, ou encore d'un passionnant essai en huit chapitres signé Miguel Angel Marin en guise de texte de présentation, hélas uniquement en allemand et anglais, un texte éclairant et amoureusement documenté. Mais surtout, quel plaisir de retrouver l'interprète toujours aux sommets de ses moyens techniques. La Wanderer fantaisie virtuose et engagée n'a rien à envier à la précédente version Teldec, déjà splendide. Cette flamboyante interprétation se hisse sans peine aux sommets de la discographie aux côtés des versions signées Arrau ou Richter (tous deux chez Warner) ou Pollini (DG). La pianiste complètement libérée, trouve des tempi encore plus justes ou des phrasés plus épanouis pour les sonates D. 568 et 664 qu'elle avait déjà gravées voici un bon quart de siècle. Si la sonorité reste claire, avec des aigus cristallins, et une main gauche à la respiration miraculeuse, le jeu est néanmoins très physique, au fond du clavier quand il le faut (Allegro ma non troppo initial et section centrale de l'Andante de la D. 575), avec une palette dynamique qui ne craint pas les oppositions de nuances les plus paroxystiques.

Mais au-delà de l'aspect purement sonore, c'est la totale adéquation de l'interprète russo-autrichienne avec ces pages qui tient du miracle. L'engagement demeure sans ambiguïté : toutes les sonates doivent considérées comme essentielles, y compris la refondatrice et brève D. 557 en la bémol, au format de poche, où infuse un lointain héritage classique comme point de départ pour le compositeur aux explorations discursives de la prodigieuse année 1817. Là même où pourrait juste poindre une certaine insouciance, sent la trame d'un drame à venir (l'Andante de la D. 664, si survolé sous d'autres doigts est ici à la limite du précipice), d'une nostalgie infinie (Andante de la D. 157) ou d'une sehnsucht envahissante (Andante molto de la D. 568). Ce sérieux évocateur nous rappelle la filiation germano-russe intergénérationnelle avec un Heinrich Neuhaus ou un Sviatolav Richter, mais ici magnifiée par une approche plus souriante et « viennoise » des partitions, un peu à la manière du dernier Brendel. Certes, au sein d'une discographie moins riche que pour les huit dernières sonates, l'on pourra trouver ci et là des approches plus ludiques (Volodos/Sony ou Lupu/Decca dans la juvénile mais géniale D. 157, Benedetti-Michelangeli/DG dans la D. 537, Brendel/Decca dans la D. 664). Mais cette somme vient couronner une vie entière consacrée à un idéal artistique, marqué du sceau de la rencontre d'une interprète inspirée avec son compositeur d'élection. En ce sens, ce quadruple album tient du miracle et de l'accomplissement : il est donc sans conteste à marquer d'une pierre blanche.

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