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Bâle crée Andersens Erzählungen : enchanteur et noir

Début de saison très contemporain au Theater Basel : après Luigi Nono et la reprise d'Al gran sole carico d'amore, voici et la création mondiale d'Andersens Erzählungen.

Andersens Erzählungen, que le jeune compositeur considère comme son premier opéra, n'en est pas tout à fait un. Baptisé Schauspieloper, opéra et théâtre y occupent effectivement autant de place l'un que l'autre. Chanteurs et comédiens s'y répartissent une égale proportion de dialogues parlés et de parties chantées. Images et musique racontent l'été 1836 du célèbre auteur danois. Le moment de sa vie où, à la veille du mariage de son ami Edvard Collin, dont il était épris, il écrivait son conte le plus emblématique : La Petite sirène.

Le programme nous apprend qu'actuellement le Danemark est en pleine controverse au sujet de la sexualité d'Hans Christian Andersen ! D'une durée de 2h15 sans entracte, le spectacle aborde frontalement la question. Jan Dvořák, auteur du livret, tente d'éclairer la personnalité d'un des auteurs les plus renommés d'une littérature enfantine où l'adulte trouvera matière à de troublantes exégèses. Davantage que bien des contes, ceux d'Andersen abondent en terribles métaphores. Le Vilain petit canard est Andersen lui-même, orphelin de père dès ses 11 ans, propulsé dans un monde où, quittant le milieu social de son enfance, il n'a de cesse d'être reconnu des élites artistiques de son temps, l'Art lui permettant de changer de classe sociale. Quant à La Petite Sirène, il peut être considéré comme l'introspection la plus profonde de sa psyché.

Le spectacle réglé par le grand fourbisseur d'images qu'est affiche le brio sidérant de son Rigoletto pour Bregenz. Un prologue fait surgir de la fosse d'orchestre un fiacre rutilant et cahotant. Andersen y dialogue avec la petite fille aux allumettes. Puis le rideau se lève à mi-hauteur sur le cinémascope d'un fond marin de conte de fées enchanteur : la petite sirène est là, sur son rocher, mais revêtue du frac et du haut-de-forme d'Andersen ! Comme lui elle rêve de glisser d'un milieu à un autre. Comme lui elle est en proie à un amour impossible. Le titre Andersens Erzählungen s'affiche comme au cinéma sur ce tableau aquatique superbement réglé (tulle, marionnettistes invisibles, lumières marines) qui fait office de générique-début.

La profondeur de champ augmente pour faire apparaître ce qui sera le superbe décor de l'action : l'antichambre et l'immense salon d'une riche demeure : celle de Jonas Collin, membre du Conseil exécutif du Théâtre Royal de Copenhague, qui aida beaucoup à faire connaître Andersen devenu son protégé. La pluie bat au carreau. C'est là qu'Andersen, persona non grata au mariage, capte, à défaut de celle d'Edvard, l'attention de la  promise, en lui contant sa Petite sirène. Dans cet espace dont la blancheur autorise de magnifiques éclairages, et où glissent des cintres et des coulisses le merveilleux de pans entiers de décors, on assiste à un déluge d'images : un formidable naufrage, une terrifiante amputation de queue… S'y invitent régulièrement les personnages de La Petite sirène mais aussi La Petite fille aux allumettes du prologue, le militaire amputé d'une jambe du Stoïque soldat de plomb, le roi nu des Habits neufs de l'empereur. Nous faisant pénétrer dans cet imaginaire des plus stimulants, le scalpel de met au jour de troublantes correspondances entre la fiction et la réalité. La petite sirène est un haute-contre (impressionnant Bruno de Sá), la sorcière des mers est un ténor (grandiose cachant ses cothurnes sous une robe à panier aplatie) : dès avant de troublants échanges de baisers, on saisit parfaitement les enjeux de cette confusion des sentiments d'une intense séduction visuelle, et qui ébranle en profondeur.

La partie théâtrale, énoncée par une épatante troupe de comédiens, est dominée par la bouleversante incarnation de l'Andersen de Moritz von Treuenfels. Les rôles chantés (pour grande partie issus du Studio de l'Opéra de Bâle OperAvenir) méritent tous une mention : les deux sœurs marines , , la grand-mère abyssale de , le Prince de Hynujai Marco Lee. Ourlée avec précision par Thomas Wise à la tête du , la musique de , mélange de classique, de pop et d'électronique (le compositeur américain, a travaillé avec le Kronos Quartett, Bob Wilson, et n'est pas sans évoquer Jóhann Jóhannsson, Rufus Wainwright, voire Max Richter) vise elle aussi la séduction immédiate. Elle est globalement lumineuse, magnifiée par la harpe, l'orgue, le célesta. On ne peut que reconnaître son efficacité, et une indéniable science orchestrale au moment des déchaînements. Lorsque s'élève l'émouvante plainte finale qui sert de bande-son à la photo d'un mariage laborieusement conclu, et énoncée forcément en marge (du cadre scénique) par les personnages issus du cerveau d'Andersen, on s'autorise à louer la partie purement musicale d'une soirée intense, chaleureusement accueillie par une salle comble autant que comblée.

Crédits photographiques : © Priska Ketterer

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