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L’invitation au voyage de Portulan par Tristan Murail

Après l'univers de Gérard Pesson, c'est celui de et son cycle Portulan qu'explore l'. Le projet compositionnel est déjà ancien mais toujours en cours puisqu'il doit au final réunir dix à douze pièces. Les sept titres évocateurs de cet enregistrement tissent des liens avec l'expérience personnelle d'un compositeur qui, pour paraphraser Debussy, « aime presqu'autant les images que la musique ».

« Un portulan est un ancien atlas maritime, qui trace les côtes et indique les repères principaux au navigateur encore dépourvu de boussole », lit-on sous la plume de Murail. Ainsi est-il question de chemin, de rivages, proches ou lointains, d'éléments naturels (l'eau mais aussi la terre, le vent, etc.), et d'imaginaire vagabond dans l'aventure sonore de Portulan. Le cycle mobilise huit instruments (flûte, clarinette, cor, percussion, piano, violon, alto et violoncelle) et autant de combinaisons différentes (du duo à l'octuor) pour chacune des pièces ; l'intérêt du voyage étant de diversifier les trajectoires et de modifier les contextes, pour renouveler la palette des couleurs et des sensations.

Des effluves debussystes circulent dans le labyrinthe de Portulan. Le titre Feuilles à travers les cloches prend à rebours celui des Images (Livre II) du compositeur de « Pelléas ». C'est la pièce initiale du projet (1998), où résonne un piano-cloche. La qualité timbrale y est superbement rendue (épatante ) dans un environnement vibratile (flatterzunge de la flûte et vibrato des cordes) balayant le spectre de l'aigu au grave. Le piano-cloche résonne toujours, mais l'écriture est plus cursive et virtuose, habitée d'une pensée électronique, dans Dernières nouvelles du vent d'ouest (2011), autre référence, plus ironique peut-être, au maître révéré. Bon nombre de citations (hommage à Debussy mais aussi à Messiaen) s'y entendent, le cor et les percussions ( et Sylvain Lemêtre) ajoutant leurs couleurs somptueuses à cette page aussi courte que concentrée.

Convoquant six instruments, Seven Lakes Drive est dirigé par . « La route des sept lacs » est cette excursion qu'aimait faire Murail lorsqu'il habitait aux abords de New-York. L'écriture du timbre y est à l'œuvre : sonorités hybridées, accords-couleurs et fluctuations du spectre déployé sur les harmoniques du piano et du cor. Une lumière singulière se projette dans la pièce, via un travail très fin sur l'aigu des registres. Garrigues de 2008 nous ramène en terre de Provence où s'est fixé aujourd'hui cet amoureux de la nature. Traits acérés et jets de lumière laminent un espace saturé par les «cigales-maracas». Le lieu est celui des archets un rien arides, n'étaient les touches réverbérantes du vibraphone et autre métal résonnants. Le compositeur y entretient une matière vibrillonnante via le trémolo des cordes et les multiphoniques bourdonnants de la flûte basse (Cédric Jullion), colorés par la voix de l'instrumentiste. On est séduit par la manière dont (violon) et Ayumi Mori (clarinette) conduisent leur ligne soliste dans Ruines circulaires (2006), sorte de chorégraphie où s'enlacent deux « figures-rubans » aux profils microtonals, soumises ici au devenir du processus. Murail s'en libère, cinq ans plus tard, dans Paludes (2011) qui emprunte son titre à l'ouvrage éponyme de Gide (1895), « un étrange petit livre », dit-il, qui avive sa propre écriture. Paludes un quintette pour cordes et vents, également dirigé, au sein duquel est réinvestie une dimension mélodique que Murail explore aujourd'hui plus avant. Bruits de clés, souffle, distorsions sur les cordes, whistle tone de la flûte animent ce théâtre de sons, superbement restitué par les interprètes qui entretiennent tout du long le mystère et le suspens.

La Chambre des cartes (2011) qui referme le CD fait appel à l'ensemble de l'effectif et aux ressorts de l'imaginaire d'un compositeur et alchimiste des sons : « J'imagine le Capitaine Nemo consultant ses nombreuses cartes […], avec, en bruit de fond, les machineries puissantes de son sous-marin. » Souffle, matériau saturé impliquant le pupitre de percussions et fusion des timbres constituent une entrée musclée. L'énergie du son propulse les arabesques dans l'espace (piccolo et violon en harmoniques), rappelant L'esprit des dunes (1993-94) et ses « déserts qui chantent ». La trajectoire est somptueuse et virtuose, intégrant au sein de l'écriture instrumentale les techniques de l'électronique (réverbération, hybridation, distorsion, etc.) sans toutefois la présence des outils. L'engagement des musiciens et l'énergie du geste s'entendent dans cette pièce exigeante et d'envergure quasi orchestrale, qui requiert bien évidemment la direction de .

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