- ResMusica - https://www.resmusica.com -

The Bassarids de Henze à Berlin, en fosse plus qu’en scène

offre au chef-d'œuvre de la force vitale que la mise en scène de lui refuse.

Les Bassarides ne quittent pas la scène : que de chemin parcouru pour cette œuvre exigeante et monumentale ! Un peu plus d'un an après avoir retrouvé la scène du Festival de Salzbourg où elle avait été créée en 1966, la voilà au Komische Oper de Berlin, scène connue entre autres pour ses redécouvertes essentielles du répertoire du XXᵉ siècle, et c'est le directeur de cette inventive institution qui la met en scène lui-même.

Il y a dans cette tragédie antique plus revisitée qu'on ne le croit une forme de monumentalité qui fait penser à l'oratorio, et Kosky en tient compte : le décor a quelque chose de la conque de concert, aussi neutre que possible, mais aussi d'une agora – la place publique est le lieu nodal de la tragédie grecque. Dans l'espace réduit du Komische Oper, seule une partie de l'orchestre est en fosse : de part et d'autre de l'escalier central de la scène ont pris place les vents. Kosky possède une habilité confondante pour donner vie aux masses chorales : quand le chœur dévale l'escalier à la manière d'un troupeau en panique, l'effet sur les spectateurs est vertigineux, et les choristes savent chanter leur partie aussi difficile que centrale sans rien céder sur l'intensité de leur présence scénique. La direction d'acteurs, fondée sur une utilisation de l'espace que peu de metteurs en scène savent varier à ce point, est proprement remarquable. Et pourtant.

Pourtant, comme dans son Agrippina estivale à Munich, Kosky ne fait jamais qu'effleurer le sens de l'œuvre. Les Bassarides, créées en 1966, ne sont pas une révérence érudite à la Grèce antique : dans ce combat qui oppose la tradition et la rigueur incarnés par Penthée et la sensualité débridée moins incarnée que manipulée par Dionysos, on peut lire des thèmes éminemment actuels en leur temps comme aujourd'hui encore, l'aporie entre un système de valeurs exsangue et une libération par le plaisir qui sème la mort avec elle. Penthée menace de mort tous ses opposants, mais la transe des partisans de Dionysos n'est pas moins mortelle, et il quitte Thèbes en laissant derrière lui un champ de ruines. Une jolie mise en espace comme celle-ci n'est pas à la hauteur de l'œuvre, qui n'a à vrai dire pas encore trouvé son incarnation scénique idéale – la version salzbourgeoise de Krzysztof Warlikowski montrait elle que la surcharge de signes n'était pas non plus la solution.


Kosky alourdit en outre la soirée par une autre erreur. Rétabli en 2011 sur les instances de Christoph Loy pour une production à Munich, l'intermezzo supprimé par Henze après les premières représentations s'est imposé dans les productions récentes, et c'est bien regrettable. Kosky lui-même ne semble pas y voir plus qu'une pochade pour alléger l'atmosphère, pochade du reste pas plus drôle dans la partition que dans sa réalisation scénique : est-ce un argument suffisant pour allonger ainsi la soirée de vingt inutiles minutes sans chair et sans nerfs ? Quand en outre le metteur en scène choisit de faire jouer presque tout le spectacle lumières allumées, favorisant efficacement la déconcentration d'un public décontenancé par l'œuvre, on peut regretter que, malgré sa lisibilité, cette mise en scène ne fasse pas tout ce qui est possible pour rendre lisible et attrayante une œuvre qui est tout sauf une tragédie à l'antique figée dans le marbre.

Heureusement, il reste l'équipe musicale. Passons sur une erreur de distribution désolante ( en Beroe), et même sur les deux filles de Cadmos peu mises en avant par le spectacle ; , déjà présent à Salzbourg en Dionysos, et en Penthée forment un couple masculin d'une force peu commune, le paramètre homosexuel de leur relation destructrice, évident dans l'œuvre, étant encore surligné par Kosky. Le premier livre un personnage très clairement dessiné, mais on pourrait souhaiter encore un peu plus de souplesse et de lumière dans sa voix ; le second, dont le rôle est sans doute le plus fort de l'œuvre, livre un portrait tragique que la beauté de sa voix ne rend que plus poignant. À leurs côtés, la troupe du Komische Oper est notamment représentée par dans le rôle plus secondaire de l'ancien roi Cadmos : peu favorisé par la mise en scène, il impressionne par la précision et l'intelligence avec laquelle il construit par la voix seule son personnage.

L'événement, cependant, est d'abord dans la fosse, si l'on peut dire ici : la présence de , a fortiori dans l'opéra du XXᵉ siècle, est ici comme souvent une bénédiction, et ceux qui croient aux hiérarchies éternelles des petites et des grandes maisons en seront pour leurs frais : l'orchestre comme le chœur ainsi préparés, ouverts à toutes les expériences, semblent d'une infinie ductilité qui leur permet de surmonter sans efforts apparents la difficulté terrible de la partition. Jurowski, lui, sait que la tragédie est faite de lave ardente et non de marbre ; ce n'est pas toujours facile à entendre quand la scène dit le contraire, mais il faut espérer qu'il aura l'occasion de donner enfin la chance qu'elle mérite à une œuvre qui a su comme nulle autre capter l'essence de son temps.

Crédits photographiques © Monika Rittershaus

(Visited 730 times, 1 visits today)