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Joseph Haydn, le novateur humoriste

Si « papa Haydn » a été parfois improprement appelé le « père de la symphonie » – il en a magnifié la forme, mais n'en a ni inventé le genre, ni fixé les règles de base -, il peut être considéré, parallèlement à Luigi Boccherini, comme l'inventeur du genre du quatuor à cordes.

Même si le genre peut sembler strict, pour , il devient le lieu de toutes les expérimentations et de tous les possibles, l'imagination répond au formalisme, la fantaisie à l'organisation musicale, et l'humour à l'ordonnancement de la forme ; même si le genre connaît aussi sous sa plume des moments d'intense sévérité avec, par exemple, la rédaction pour quatuor à cordes des Sept paroles du Christ en croix.

Comme pour les symphonies, il serait vain et fastidieux d'établir un relevé exhaustif des saillies, traits d'humour ou plaisanteries musicales que l'on peut trouver au sein de cet impressionnant corpus. Mais voici quelques exemples particulièrement typiques de la spiritualité haydnienne, certes parfois plus « cachée », mais déployée avec une incroyable science et avec tous les raffinements d'une magnifique écriture.

Les Quatuors du « Soleil » de l'opus 20 figurent certainement parmi les plus importants et fondateurs du genre. Pour prévenir les critiques, notamment allemandes, concernant ses capacités de rigueur d'écriture, Haydn conçoit trois finals dans le style fugué le plus hardi. Les deux quatuors les plus sévères sont en tonalités mineures, mais le Quatuor opus 20 n° 1 est particulièrement remarquable avec son final finement spirituel par ses effets de répétition de courtes cellules et son menuet (placé en deuxième position) réserve la surprise au public connaisseur d'un enchaînement incongru de tonalités. La reprise du menuet enchaînée au trio commence dans la tonalité très éloignée de fa mineur (le relatif mineur du trio en la bémol majeur) avant de brutalement s'interrompre et de revenir au mi bémol d'origine, comme si les musiciens avaient commis une erreur de lecture ! Le quatuor le plus connu de la série, la quatrième dans l'ordre de publication, offre à côté d'un mouvement lent d'une tristesse déjà préromantique, un roboratif Menuet alla zingarese, augurant d'un final dans le même esprit spirituel par ses incises dissonantes, ses anacrouses déplacées, ses rebonds rythmiques inattendus, et la fragmentation des phrases musicales tendant à une certaine asymétrie… d'un humour décoiffant : le mouvement contre toute attente se termine dans un soudain pianissimo.

Dans le recueil suivant opus 33, Haydn pousse la « plaisanterie » encore plus loin dans le deuxième quatuor de la série. C'est d'ailleurs le surnom que l'on donne couramment à cette œuvre surprenante ! En effet, le final est basé sur un thème plein d'entrain de huit mesures (clairement articulé en quatre groupes de deux) : après la réexposition, postérieurement à un énoncé que l'on pourrait croire ultime, la coda plus lente débute, et… réapparaît le thème dont les quatre membres de phrases sont cette fois disloqués et espacés de deux mesures de silence, suivi de nouveau d'une pause générale cette fois de quatre mesures après lesquelles réapparaît une dernière fois l'incipit du thème : l'œuvre se termine ainsi « en queue de poisson » ! Le petit jeu d'espacement pourrait ainsi continuer à l'infini, à l'auditeur d'imaginer la suite mathématique logique… Et de fait, en concert, le public ne sait pas trop quand applaudir.

L'on pourrait multiplier les exemples à l'envi : les finals des deux premiers quatuors de l'opus 54 ménagent leur lot de surprises humoristiques, le premier se terminant pianissimo dans les hauteurs, le deuxième présentant un inhabituel montage de deux sections Adagio encadrant un Presto laconique. Le Quatuor « Le Cavalier » n° 3 opus 74, pourtant dans la sévère tonalité de sol mineur, étonne en son premier temps par une généralisation des appogiatures à l'unisson des quatre instruments, au saisissant déhanchement (d'où le surnom de l'œuvre), lesquelles émailleront tout le discours de cet Allegro en totale opposition spirituelle avec les « patterns » rythmiques des idées secondaires (les irrésistibles triolets du groupe conclusif notamment).

Le menuet du Quatuor n° 2 opus 76 avec « les quintes » par son canon à l'octave à deux voix (les violons à l'unisson « contre » l'alto et le violoncelle), est certainement l'un des plus sardoniques du compositeur par son aspect lapidaire et son humour « second degré » : on l'appelle d'ailleurs parfois le menuet « des sorcières ». Le trio central permet de retrouver par son martèlement répété le caractère plus bonhomme du compositeur mais sous un aspect parfois (faussement ?) menaçant ; sans doute un des rares exemples d'humour noir musical ou « à froid » de l'époque classique.

Dans le même recueil opus 76, le trio du menuet du sixième quatuor est basé uniquement sur des gammes énoncées vingt-quatre fois (en quatre groupes de six) chaque fois dans un contexte harmonique ou polyphonique le plus varié à une, deux, trois ou quatre voix, dans un éventail de nuances dynamiques imprévisibles : l'invention musicale et humoristique du maître semble ici sans limite surtout au départ d'un matériel thématique aussi fruste. L'énergie déployée au fil de ces menuets est telle que dans l'ultime recueil inachevé opus 77, ces mouvements deviennent de véritables Scherzi (« blagues » en italien) tels que Beethoven à la génération suivante les envisagera : le tempo s'accélère et ces mouvements sont presque envisagés comme résolutifs des tensions internes au discours de l'œuvre entière. Mais ne nous y trompons pas, même âgé, Joseph Haydn conserve le sourire, tel que semble l'énoncer le martèlement de l'Allegro initial du Quatuor n° 1 opus 77.

Au fil des quarante-trois trios à claviers, pointe la même verve et la même rieuse affabilité ; l'on peut citer le trente deuxième Trio en la majeur Hob XV : 18, tant par les surprises de son mouvement initial que par la verve de son final presque irrésistible, sorte de polonaise rapide aux accents magyar, ouvrant justement la voie au final du célèbre final du 39ᵉ trio « Rondo à la hongroise » transcendant avec beaucoup de spiritualité et d'imprévisibilité la fantaisie de la musique tzigane.

Les sonates pour piano constituent aussi un autre massif impressionnant, véritable journal intime du compositeur, parfois en proie à une mélancolie dévastatrice, même si souvent c'est la jovialité et la bonne humeur qui l'emportent. Si l'on ne devait peut-être retenir qu'un exemple dans cet ensemble, c'est peut-être la presque ultime soixantième sonate en ut majeur. Si la rêverie de l'Adagio central rend un évident hommage posthume à Mozart, les deux mouvements qui l'encadrent sont en total contraste : l'Allegro initial avec son thème anguleux et fragmenté semble se jouer de l'articulation des phrases, ponctué à chaque nouvelle apparition de nouveaux avatars rythmiques dans l'accompagnement. Le final que l'on a parfois appelé « le menuet en folie », par ses brisures et ses silences, semble inviter l'auditeur à reconstituer les bribes de phrases manquantes, comme si la partition était lacunaire ou fragmentaire… L'humour de « papa Haydn », ici à la veille d'une retraite musicale bien méritée, sollicite donc aussi, au-delà de ces interruptions forcées, l'imagination et l'intelligence de son interprète et de ses auditeurs.

Crédits photographiques : Portrait de devant son pupitre © Österreichische Nationalbibliothek ; Haydn dirigeant un quatuor, Anonyme, vers 1790 © Image libre de droits

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