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Pour ou contre les nocturnes de Chopin par Bruno Rigutto ?

Il y a quarante ans, enregistrait, pour EMI, les Nocturnes de Chopin. La demande venait de son maître, Samson François. Ayant « remis son travail sur l'établi », le pianiste nous en offre une nouvelle lecture. Quelle en est sa vision aujourd'hui ? Avec ce « Pour ou contre », nous vous présentons deux opinions opposées sur cette nouvelle parution.

Une référence !

Dès les premières mesures du premier Nocturne, l'auditeur est happé par l'élan d'un récit au long cours. La prise de son, qui mérite tous les éloges, déploie la respiration charnue d'un instrument magnifique. L'espace est, d'emblée, saturé de timbres, d'harmoniques et de silences. Les opus paraissent se guider les uns les autres. L'auditeur se laisse emprisonner dans un flux inexorable, le regard abandonné dans un sous-bois inconnu, à la tombée du jour.

Il est, dit-on, peu recommandé d'écouter les Nocturnes ainsi, à la suite les uns des autres, comme un collier de prière. A priori. Sauf, si l'on a envie de savoir. Déjà, si le souffle va se maintenir puis si les variations d'éclairages perdureront grâce à une telle liberté de jeu. Le balancement rythmique crée un phénomène étonnamment naturel parce que chaque pas, aussi assuré soit-il, est une découverte. Les basses marquent le pouls dans une nuit chargée d'espoirs, gorgée d'ors, de vibrations. La prise de risques qui est, hélas, si peu assumée aujourd'hui, se révèle jusque dans la violence d'un geste passionné. Une violence d'autant plus grisante qu'elle est sans témoin. Ainsi, la nuit peut être transpercée avec cet accord de mi bémol – sol bémol double forte qui nous explose au visage, quatre mesures avant la fin du Nocturne en si bémol mineur.

Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir. Le titre que Debussy emprunte à Harmonie du soir de Baudelaire et dont il tire profit des décennies plus tard, est l'exacte correspondance sensuelle de ce que l'on entend. Les sens en éveil, nous accompagnons donc du regard chaque mouvement, de l'élégance d'une main gauche qui caresse en remontant et touche juste, à la main droite qui se « contente » de dessiner, d'un léger rubato. Celle-ci s'impatiente, parfois, prenant son indépendance alors que le chant passe à la main gauche comme dans le premier Nocturne de l'opus 48. Le travail sur les octaves graves qui pleurent jusqu'à leur dernier souffle, est à ce point raffiné, qu'il aspire la ligne mélodique. Dans cet enregistrement où la mécanique de l'instrument, elle-même, semble respirer, toute dramatisation a été abolie au profit d'une hauteur de vue singulière et si précieuse. Ici, on a renoncé à comprendre pourquoi il est si compliqué d'être naturel. (SF)

Une déception

signe sa deuxième intégrale des Nocturnes de , très personnelle jusqu'au non-respect, dans certains moments, de l'écriture chopinienne.

Le Nocturne en si bémol mineur op. 9 n° 1 frappe par une sorte d'agogique désorganisée et défigurée. Rigutto met parfois l'accent à l'inverse des indications de la partition (comme dans les mesures n° 4, 12, 53 et 79-80), privant la musique de son intonation naturelle. Dans la mesure n° 15, Chopin marque appassionato, tandis que l'énoncé de Rigutto est austère et raide. À la mesure n° 35, Chopin note poco stretto, mais Rigutto élargit la phrase au lieu de la pousser en avant, de la « resserrer ». Aux mesures n° 39 et 47, Rigutto accélère le mouvement au poco rallentando.

Dans le Nocturne en ut mineur op. 48 n° 1, les arpèges de (mesures n° 25-38) sont dénués d'égalité, de douceur et de grâce. À cela s'ajoute le manque de précision rythmique (mesures n° 39-46), voire même de pouls, et le crescendo de ces dernières mesures est dépourvu d'élégance et de légèreté. À partir de la mesure n° 49, on ne perçoit pas d'accélération nette du tempo, comme Chopin l'a requis. On reviendra aux interprétations plus simples et raffinées de Josef Hofmann, Raoul Koczalski, Claudio Arrau, ou plus intenses et fougueuses de Martha Argerich.

On recherche l'harmonie et l'homogénéité de la conception, de même que la clarté de l'imagination narrative. Pas de liaisons conséquentes entre les phrases ici. Pas d'articulations variées et précises dans la main gauche, bien que l'accompagnement de cette main devrait parfois faire penser, pour ces nocturnes, à celui de la guitare, comme dans l'interprétation de Luis Fernando Pérez. Or, par la déformation de l'agogique, Rigutto gomme le caractère descriptif de ces œuvres.

Et le Nocturne op. 55 n° 2 ? Où est passé ce dialogue des « amoureux » entre la main droite et la main gauche du début de cette partition, si perceptible dans l'interprétation d'Ignaz Friedman ?

Les belles couleurs que nous offre Bruno Rigutto ne compensent pas l'absence de cohérence du fil narratif, systématiquement brisé. C'est ainsi que cette musique perd de la profondeur, de l'esprit et du sens. Pour Chopin, « il n'est pas de vraie musique sans arrière-pensée ». Il aurait été bienvenu que Bruno Rigutto prenne ces paroles en considération pour cette intégrale. (MC)

 

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