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Le marathon de la création par les Solistes de l’EIC

L' était invité par le Théâtre du Châtelet dans le cadre de son premier Festival Digital, « Après, demain », imaginé par ses deux directeurs pour relancer le spectacle vivant.

À ce titre, dix-huit créations sont à l'affiche de la soirée, que les Solistes de l'EIC donnent dans les murs du théâtre et que le film, réalisé par Renaud Rubiano, nous restitue en différé. Ils étaient au départ vingt compositeurs – deux commandes n'ont pas été honorées – à avoir été sollicités courant mai par l'EIC pour écrire des pièces courtes (de 3 à 10 minutes) et à effectifs réduits (du solo au nonet) : une initiative sans précédent, baptisée « RE-création », pour réinvestir les territoires du son mais dans le respect des mesures sanitaires. Si la sélection a pris une envergure internationale, avec une dizaine de noms hors Hexagone, la représentation féminine reste bien faible, la liste ne mentionnant que trois compositrices, , et Zeynep Gedizlioǧlu : soit elles n'ont pas été contactées, soit elles n'ont pas répondu à l'appel… En revanche, la relève semble assurée avec six compositeurs de moins de quarante ans qui coudoient leurs aînés, Peter Eötvös, le vétéran, Philippe Manoury, , Philippe Schoeller et , violoncelliste dans les rangs de l'EIC depuis 1978 et compositeur fêté par ses collègues à l'heure de son départ.

L'idée est d'occuper tous les espaces du théâtre, même les plus improbables comme les loges des artistes, les espaces de régie ou encore les rangs du public en son absence, pour renouveler à l'envi les perspectives de jeu selon les œuvres envisagées. Le projet est porté par le scénographe Éric Soyer, chargé de la mise en espace et de la lumière.

En petite formation

Ainsi ces trois solos superbement mis en valeur : la trompette de Lucas Lipari Mayer, tout d'abord, dans Without words, une pièce d'une grande sobriété de la compositrice turque Zeynep Gedizlioǧlu sondant en finesse les richesses timbrales de l'instrument à travers différents modes d'émission. La pièce « coup de poing » de pour violoncelle, Secousse-Action, est jouée au bas de l'escalier face à l'ascenseur par un Éric-Maria Couturier en grande forme et en tenue estivale. La pièce sollicite la voix du performeur ainsi que son sifflement rejoignant la qualité des harmoniques de l'instrument dans une exploration sonore risquée. Solo, c'est le titre choisi par qui se confronte au grand Steinway de concert joué par . Le registre aigu de l'instrument a été « préparé » et fait valoir son aura percussive dans cette pièce inventive et sensible qui dialectise les notions de répétition et de changement. Mais d'ou vient cette fréquence exogène et insistante entendue en fin de partition ?

Les trios sont davantage prisés. Le trio à cordes de Peter Eötvös, Langsamer Marsch in memoriam Christophe Desjardins, est donné dans l'acoustique plus réverbérante du hall d'entrée : manière épurée et raffinée d'une écriture qui sonde les registres expressifs de chaque instrument parcouru d'étranges glissandi. Toujours dans le hall d'entrée, côté vestiaire cette fois, les deux clarinettistes ( et Martin Adámek) sont placés de part et d'autre d'Éric-Maria Couturier dans Hollow Wood (Bois creux), une pièce de Jérôme Combier conçue d'après Wood and bones II, la pièce soliste adressée au même violoncelliste et créée au festival Présences 2020. Par le biais des modes de jeu, les sources instrumentales tendent à fusionner dans cette nouvelle œuvre tout en contrastes, dont les qualités plastiques et la délicatesse du tissu timbral séduisent, tout comme le groove des trois interprètes dans un final très enlevé. Dans le trio à vent un rien bavard de Christian-Frédéric Bloquert, répondant au titre étrange de Pour deux mains, le vidéaste nous gratifie d'un zoom superbe sur le corniste capté dans le feu de l'action. Magnus Linberg met au défit les trois clarinettistes de l'ensemble au sein de Deux Études dont l'écriture jubilatoire ouvre grand l'espace de résonance, de la clarinette basse à la petite clarinette en mi bémol.

Une scène au centre du parterre a été dressée, qui met en valeur le trio clarinette, alto et harpe choisi par Joan Magrané Figuera pour sa pièce intitulée Intérieur hollandais. Comme il sait le faire, au sein d'une écriture vibratile et tout en nuances, le compositeur catalan crée d'emblée un univers singulier, une conversation à trois relevant d'un art poétique intérieur autant que subtil.

Les ensembles

Autre compositeur catalan, dédie aux quatre instrumentistes qu'il convie (« pour Philippe, Clément, Hideki et Nicolas ») sa partition L'étoile matinale (d'après la sixième des Constellations de Joan Miró) : musique de l'énergie et du timbre prise à bras le corps par les musiciens, la pièce ménage des solos hallucinants, à la trompette () comme à la contrebasse (Nicolas Cros) dont la scordatura des cordes graves libèrent d'étonnantes vibrations. Une dimension tragique s'instaure dans crossing the night by azure-blue ; shadow-room (with Gesualdo) pour quatuor à cordes et piano de Marko Nicodijevic, avec les violents accords qui strient l'espace et l'évolution lente d'une musique oscillant entre transparence et masse saturée dont les cinq interprètes maintiennent superbement l'intensité. Rien de sombre dans la musique plutôt joueuse et enlevée de Pierre Strauch, même s'il a confié à l'ami la clarinette contrebasse ! La minute, pour cor principal () en dit long sur la brièveté de ce quintette à vent qui ne va pas sans humour, joué par les musiciens dans le foyer du Théâtre. C'est le titre qui inquiète dans le quintette Monstrum de Sasha J. Blondeau ; quel est cet être étrange qui hante la musique du compositeur, quand la pensée de l'électronique lui dicte des morphologies bruiteuses que restituent les cinq instrumentistes au sein d'une trajectoire qui ne laisse d'interroger l'auditeur ? L'hommage boulézien se lit dans Trois Miniatures de Philippe Manoury, qui débutent ce marathon de la création sur la scène du Châtelet. L'œuvre invite la flûte soliste (Emmanuel Ophèle) et le quatuor à cordes auxquels le compositeur associe le célesta (Hideki Nagano). Deux mouvements vifs, extrêmement ciselés, encadrent un « lamento » troublant, où l'alto () réitère sa plainte sur fond de cordes saturé. Effets de résonance et hybridation sonore entre flûte et célesta font du presto final un bijou ! C'est le jeu des sourdines wa wa sur les cuivres (cor, trombone et trompette), comme un appel obsédant autant qu'inquiétant, qui traduit l'immobilité dans Shadows of Stillness de la compositrice slovène , tandis que la toile spectrale mouvante évolue et se transforme imperceptiblement : une musique immersive et pénétrante, dans l'interprétation des musiciens, qui ne laisse pas indifférent. Sur la scène toujours, et en dernière position, le septuor Classic Hermes IV de Philippe Schoeller est dirigé par , cheffe assistante de Matthias Pintscher. On est séduit par l'aura d'une musique ondoyante, délicatement irisée par une harpe (Valeria Kafelnikov) aussi sobre que raffinée. Mais l'énergie se libère dans une deuxième partie qui installe la pulsation, bouclant cette captation de plus de deux heures dans l'urgence et la frénésie.

Des formations plus atypiques


Pour achever cette chronique fleuve à la mesure de ce projet fou, nous avons sélectionné trois pièces qui se détachent par l'originalité de leur dispositif ou la singularité de leur projet.

On ne tentera pas de traduire le titre, coronAtion III, spreading a dying spark, dished up, d' où l'allusion à la crise sanitaire n'offre, quant à elle, aucune ambiguïté. L'œuvre pour clarinette basse, saxophone ténor, contrebasse électrique et sons fixés charrie un matériau hétérogène cher à la compositrice où l'humour le dispute au sérieux du message : au final, une scénette bien ficelée sur fond d'oiseaux exotiques, de valse populaire et de revendication, dont les trois artistes exhalent toute la saveur. Dans les rangs de la Corbeille, toujours, sons saturés et énergie du rock fusion se conjuguent dans Soaring Souls (Les âmes planantes) de l'Autrichien Bernhard Gander, sollicitant également l'électricité. Il convoque le violoncelle électrique (Éric-Maria Couturier) et la contrebasse (Nicolas Cros) alternant séquences rythmiques pêchues et trames au grain sombre, dans un duo- très galvanisant.

Enfin, c'est dans une loge d'artiste flanquée de miroirs que « se déroule » la pièce de . Le compositeur exerce son humour corrosif dans Love story pour sept rouleaux de papier toilette (et autant de performers), une action sonore inscrite dans la ligne des « Esercizi di Pazzia » où le compositeur, toujours bien inspiré, musicalise, et poétise tout à la fois, les gestes du quotidien…

Crédits photographiques : © Ensemble Intertcontemporain

 

 

 

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