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Les trois B : Bach, Berlioz et Beethoven aux Carmélites à Toulouse

C'est en bravant bien des contraintes et en subissant de multiples mesures restrictives, dont la principale fut de fonctionner avec une jauge publique réduite de moitié, que Catherine Kauffmann Saint-Martin a pu mener la quatrième saison de Musique en Dialogues aux Carmélites, dans ce petit bijou baroque toulousain qu'est l'ancienne chapelle des Carmélites.

Elle avait invité cette année une belle sélection de musiciens et conteurs pour des variations autour des « B majeurs », Bach, Beethoven et Berlioz, avec à chaque fois un concert lecture original, dont une création sur un amour impossible de Berlioz, qui dura tout au long de sa vie et un événement chorégraphique « Hip-Hop » des plus originaux autour des Suites pour violoncelle seul de Bach.

Johann Sebastian et ses fils

Le samedi après-midi, le comédien évoquait la vie de avec une précision de notaire, en commençant par l'annonce de sa mort en 1750, puis égrenant tous les événements majeurs de son existence avec une large part de sa vie domestique avec ses deux épouses successives Maria-Barbara, puis Maria Magdalena, bien sûr musiciennes et les nombreux enfants, dont ceux qui deviendront également des compositeurs célèbres comme Wilhelm Friedemann, Carl Philipp Emmanuel, Johann Christoph Friedrich, ou Johann Christian. Tout ce que dit est strictement exact, puisqu'il a basé sa narration sur les sources les plus sérieuses : Alberto Basso, Gilles Cantagrel, Marc Vignal, Werner Neumann ou Hans Joachim Schulze.

Loin d'une simple illustration, la partie musicale, confiée au violoncelliste et gambiste et au claveciniste Franck Marcon, de l'ensemble Filigrane, ponctuait le récit par une vingtaine d'extraits d'un vaste répertoire, de Sebastian et de ses fils, de ou même de , le maître incontesté. Donnant une admirable beauté expressive à la Suite n°6 pour violoncelle seul, passe sans aucune difficulté du violoncelle baroque à la viole de gambe, des instruments proches, mais bien différents dans leur jeu. Pour sa part, au-delà de l'accompagnement, le clavecin de Franck Marcon ornemente avec délicatesse et participe malicieusement au commentaire du texte. Parmi ces petites pièces plus ou moins connues, on aura goûté une interprétation très fine du célébrissime 1er prélude du Clavier bien tempéré et une transcription en duo pour viole de gambe et clavecin de l'aria des Variations Goldberg.

Éternelle Estelle

Le lendemain, toujours au même endroit, il s'agissait d'une création autour d', le bouillant chef de file des compositeurs romantiques français. D'après des extraits des mémoires et de correspondances de Berlioz, Philippe Hussenot a composé un texte original et touchant sur un amour de jeunesse qui aura duré tout au long de la vie du compositeur et qui ne s'est jamais concrétisé.

Grâce au talent de conteur de , nous apprenons l'existence d'Estelle Fornier, ainsi que cette passion que Berlioz lui voua dès sa jeunesse à La Côte Saint-André, avant de la retrouver une fois devenu veuf. Romantisme oblige, cet amour qui inspira sa vie créatrice ne dépassa jamais le stade platonique. On découvre ainsi que le thème initial de la rêverie dans la Symphonie Fantastique, délivré ici par la flûte solaire de , s'appelait secrètement le « Thème d'Estelle ».

Le récit est finement ponctué par des transcriptions de Berlioz initialement composées pour grand orchestre, habilement adaptées par pour un formidable trio composé de à la flûte, Maïtane Sebastian au violoncelle et à la guitare (remplaçant au pied levé Sébastien Llinarès retenu à France Musique), auquel s'ajoute comme pièce maîtresse la mezzo-soprano . Il faut reconnaître que la flûte et la guitare étaient les instruments préférés de Berlioz et cela s'entend.

Avec conviction, clarté, une projection, une diction remarquable et une belle présence scénique, Sarah Laulan nous livre une interprétation habitée du cycle de six mélodies sur des poèmes de Théophile Gauthier Les Nuits d'été, rendant à chacune son caractère propre, de l'insouciance à la mélancolie. Elle ajoute La Captive, première mélodie de Berlioz qu'il composa en 1832 lors de son séjour à la Villa Médicis sur un poème de Victor Hugo, tiré des Orientale, passant outre à l'interdiction du grand poète de ne pas déposer de musique sur ses vers. Enfin, Sarah Laulan et les trois musiciens se lancent avec passion dans le grand air des Troyens « Adieu fière cité », qui précède la mort de Didon.

Cette évocation d'un amour retrouvé cinquante ans plus tard s'achève par le retour du thème d'Estelle dans la romance de la Symphonie Fantastique que Berlioz dédia a posteriori à cette fameuse Estelle. Le public ne voulant pas les laisser partir ainsi, les artistes ont repris la célèbre Villanelle des Nuits d'été joint sa voix à celle de Sarah Laulan.

Une création des plus prenantes où l'on est particulièrement attentif aux subtilités d'écriture et de l'instrumentation avec une entente parfaite entre les musiciens et le récitant.

Looking for Beethoven

Deux semaines plus tard, Beethoven était à l'honneur avec le spectacle « Looking for Beethoven » de , un véritable tour de force pour le pianiste, qui est aussi acteur.

Au-delà d'un récital classique, nous raconte son Beethoven, tel qu'il l'a découvert dans l'enfance et sans cesse approfondi depuis : « Plutôt abandonner ce métier que de perdre mes rêves d'enfants », confie-t-il avant d'entonner pour la 300e fois la Sonate Pathétique, puis de délivrer un récit chronologique de la vie et l'œuvre du grand sourd, qui aima tant l'humanité sans être payé de retour. La vie de Beethoven constitue un drame continu, d'une enfance brusquée par un père ivrogne qui voulait en faire un enfant prodige, aux multiples déceptions amoureuses, et surtout par l'arrivée précoce de la surdité. Mais il a toujours fait face, répondant à chaque épreuve par les chefs-d'œuvre que nous connaissons.

Puisque « Comme les alpinistes, nous les pianistes devons gravir les montagnes », , dont le mimétisme physique avec Beethoven ajoute à la conviction du propos, parle en jouant.

Interrogeant d'abord les sources d'inspiration du jeune compositeur que sont Haydn et Mozart, il s'arrête sur le choc de la révélation de l'Aria des Variations Goldberg de Bach dans sa simplicité absolue. Puis il continue son récit en puisant largement dans la somme musicale des 32 sonates pour piano. La fraîcheur mozartienne des premiers opus cède le pas à l'angoisse, la colère, la révolte face à l'évolution inexorable de la surdité. Il se livre à une véritable analyse psychologique et expressive de l'écriture de cet Himalaya pianistique où le désespoir cède souvent le pas à la volonté de bonheur. « Alors que la vie lui refusait la joie, Beethoven la créa dans sa musique pour la donner au monde », malgré les réactions d'auditeurs craignant qu'il n'effraie le public en jetant autant de notes sur le clavier. Nous savons que Beethoven n'avait que mépris pour ces préventions et que si ses contemporains ne comprenaient pas sa musique, il composait pour le futur. L'Apassionata fut interdite au conservatoire de Vienne, considérée comme « trépidante, indécente et obscène »… Beethoven  répondait que « les notes n'existent pas, la seule chose qui compte, c'est le feu qui les a créées ».

Avec un talent fou, Pascal Amoyel habite pleinement son personnage jusqu'à une scène poignante de piano préparé où il tente de reproduire ce que Beethoven pouvait entendre une fois devenu sourd : « Désormais, je veux que quiconque entende ma musique soit délivré de la souffrance »…

Ébahi et subjugué par une telle performance, le public reste coi un moment avant d'exploser en une chaleureuse ovation. En guise de rappel inutile à l'issue d'un parcours aussi intense, Pascal Amoyel lit humblement le fameux Testament d'Heiligenstadt que Beethoven rédigea au bord du suicide à l'âge de 32 ans. Heureusement pour la musique et la postérité, il poursuivit son combat désespéré par une pluie de chefs-d'œuvre.

Hip hop Bach

Enfin, la saison s'achevait non pas par un dernier concert lecture, mais avec une très belle adéquation entre la musique pure de JS Bach et le langage corporel de la compagnie L danse.

Le programme musical choisi s'accordait on ne peut mieux à cette idée, s'agissant de trois Suites pour violoncelle seul de JS Bach, les n° 1 en sol majeur BWV 1007, n° 3 en ut majeur BWV 1009 et n° 5 en ut mineur BWV 1011. N'oublions pas qu'à l'époque baroque, le terme raccourci de suite signifie suite de danses et quel que soit le langage corporel choisi, le mouvement se cale sur la musique.

On sait depuis longtemps que les évolutions de la danse moderne, dite Hip Hop, peuvent s'accorder harmonieusement avec la musique baroque par son énergie, sa pulsation, sa rythmique. En fait, il s'agit avant tout de danse qui traverse les époques selon une esthétique totale.

Au violoncelle, Maïtane Sebastian fait des merveilles avec sa copie de Guarneri père due à Frédéric Chauvière, au timbre riche et à la sonorité ample. Elle témoigne du même engagement volontaire que dans son récent enregistrement chez Paraty, avec des préludes presque improvisés. Dès le prélude de la 1ère Suite, on s'envole et les évolutions des danseurs et , qui occupent intelligemment le chœur de l'ancienne chapelle, ne font que souligner cette légèreté. Intégrant tout le vocabulaire corporel de la danse avec grâce, leurs mouvements sont parfois aussi précis que la gestique baroque, évoquée par des positions de mains, voire de phalanges. À la fin de la 3e Suite, une pantomime en duo avec des foulards fait penser à la comedia del arte.

Pas de rappel possible au terme d'une telle prestation, qui a subjugué le public, mais un « petit bonbon » pour la fin selon Maïtane Sebastian. Entourée des deux danseurs auxquels se joint la chorégraphe Laure Thouault, elle empoigne son violoncelle en pizzicati et entonne en chantant et sifflant une entraînante chanson de sa composition, Por qué. Un final original dans le plein esprit de cette création où les arts se rencontrent de la plus belle des façons.

Crédit photographiques : © Jean-Jacques Ader

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