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Les prodigieux Brahms parisiens de Karajan

Retour sur des soirées parisiennes des Berliner Philharmoniker où Karajan les dirigeaient dans une intégrale des Symphonies de Brahms.

La recension des enregistrements en concert de Karajan donne le tournis. Pour Brahms, on sait ainsi qu’il existe 36 captations de la Symphonie n° 1, 23 de la n° 2, 19 de la n° 3 et 20 de la n° 4… Les prestations furent captées, essentiellement, par les radios locales. Elles s’ajoutent aux gravures « officielles » pour le disque. Une somme prodigieuse dont le label canadien St Laurent Studio a extrait les joyaux que sont les deux soirées d’une tournée, en France, du chef autrichien avec les Berliner Philharmoniker (2 et 3 juin 1975).

L’acoustique d’autant plus sèche, à l’époque, du Théâtre des Champs-Elysées décompose la spatialisation des pupitres mis à nu. De fait, ce que le public parisien entend – et plus encore les auditeurs de Radio France – car la salle écrase les dynamiques, est tout simplement prodigieux sur le plan technique et musical. La perfection de la mise en place sidère d’autant plus que la réverbération est très courte et ne tolère pas la moindre erreur. Les micros traduisent « chirurgicalement » les couleurs et la compacité de l’orchestre. Les cordes, en premier lieu, donnent un maximum de son, jouant sur des dynamiques considérables. Les premiers violons, souvent acides chez bien des orchestres invités lorsqu’ils forcent l’archet, préservent avec Berlin, leur grain, leur densité fluide dans le legato. Le caractère pastoral et éthéré parfois de la Symphonie n° 3 est littéralement envoûtant. Ce n’est pas l’orchestre qui s’adapte à l’acoustique de la salle, mais celle-ci qui est transfigurée par le souffle des pupitres ! Ces mêmes pupitres sont les plus insensés que l’on ait entendus dans ces Brahms et au sein même de leur famille, les contrebasses dominent, impériales de souplesse et de puissance. Le moindre « pizz » de celles-ci déploie un impact phénoménal sur le plancher de la scène.

Karajan impose ses tempi, plus lents, souvent, que ceux l’on retrouvera trois ans plus tard, en 1978, dans la nouvelle intégrale des symphonies gravée à Berlin. On aurait imaginé que dans tel andante ou allegretto grazioso, celui-ci soit davantage soutenu. C’est tout le contraire qui se produit ! Karajan laisse respirer davantage les musiciens que dans les enregistrements DG. En studio, son obsession de la perfection qui le faisait harceler les monteurs pour modifier la balance sur tel ou tel pupitre n’est, ici, d’aucune utilité. Il laisse donc des espaces de liberté totale et lorsqu’il reprend le contrôle, en quelques secondes, la sensation d’une intensité expressive illimitée subjugue.

La narration et le chant – l’ondoiement des cordes dans le Poco allegretto de la Symphonie n° 3 – n’ont jamais besoin d’être appuyés. Les couleurs se révèlent avec un naturel confondant, paradoxe d’un écrin sonore aussi ajusté et raffiné. L’orchestre sait aussi faire preuve d’une rugosité et d’un élan extraordinaires comme dans le finale de la Symphonie n° 3. Les dynamiques sont si considérables que dans les premières mesures, les cors jouant pianissimo, frôlent la « note blanche ». Les interprétations des Symphonies n° 2 et n° 4 (la seule soirée du 2 juin) sont encore plus extraordinaires. La dramaturgie – le caractère stupéfiant car quasi-wagnérien du début de la Symphonie en ré majeur – nous interpelle. Son finale émerge de la brume avant de jaillir avec l’effet d’un rideau déchiré. Il n’y a plus aucune limite à la virtuosité d’un orchestre déployé comme un raz de marée, sans l’ombre d’un doute, d’une perfection et d’une beauté triomphante jusque dans la timbale qui semble danser. Quel orchestre peut, aujourd’hui, produire une telle ivresse sonore dans ce répertoire ?

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