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À la Monnaie, heurs et malheurs des favoris royaux à l’heure du bel canto

La Monnaie de Bruxelles propose par un double streaming une passionnante confrontation entre deux sélections d'extraits d'importants opéras belcantistes, Elisabetta, regina d'Inghilterra du jeune Rossini et La Favorite de Donizetti, de vingt-cinq ans postérieur. 


Par la faute de cette interminable pandémie et de mesures sanitaires indéfiniment prolongées, le projet « Bastarda » de la maison d'opéra bruxelloise, sorte de compilation basée sur les quatre opéras « élisabéthains » de Donizetti, est reporté à des temps meilleurs. Le chef et le metteur en scène ont donc revu complètement leur copie et rapprochent en ce mois de mars, à vingt-quatre heures d'intervalle, Rossini et Donizetti.

Les deux opéras sont basés sur une thématique et des ressorts dramatiques similaires : les intriques amoureuses et politiques en marge du pouvoir royal. Là où Rossini, dès 1815, jeune conquérant à l'assaut du Teatro San Carlo de Naples, repense le dramma per musica dans le moule belcantiste et liquide l'héritage des standards classiques (accompagnement des récitatifs à l'orchestre, chœur acteur de l'action à part entière, confrontations des protagonistes en duos virtuoses ou ensembles spectaculaires), Donizetti amplifie encore la théâtralisation du discours musical par une réflexion accrue sur la prosodie, par une harmonie plus épicée et moins prévisible et par des ressorts musicaux encore plus immédiatement efficaces : il tend ainsi la main aux premières éclatantes réussites du jeune Verdi.

Ces spectacles composent donc avec les contraintes de notre époque : orchestre sur scène, chœurs invisibles et déplacés en salle annexe, dirigés à distance par le truchement des caméras, timing spartiate des deux représentations imposant une sélection impitoyable des numéros au sein des deux vastes ouvrages, seconds rôles et intrigues secondaires sacrifiés en conséquence, exécution en mode oratorio, hormis quelques courtes vidéos en incises illustrant les moments plus dramatiques ou épiant les réactions de l'unique et très jeune spectatrice.

Les deux streamings commencent de manière identique : deux petites filles quelque part sur l'esplanade de la Monnaie parlent en voix « off » et en anglais de leurs préférences opératiques et forcent par une porte dérobée l'entrée de la Maison bruxelloise fatalement close. A la pétillante d'une aisance confondante – qui assistera à Elisabetta – répond l'émouvante , petite-fille du réalisateur dans La Favorite. Chacune est accueillie dans le grand hall par la prima donna du jour, rencontre au fil des haltes obligatoires au vestiaire ou au contrôle du billet le reste de la distribution, accède enthousiaste au parterre, nous narre en début de captation, tel un conte cruel, le synopsis de l'œuvre et nous en égrène, de manière extravertie et jubilatoire pour la première, d'une façon plus sentimentale et lacrymale pour la seconde, au fil de la représentation, les étapes dramatiques illustrées au gré des pages par les croquis d'un carnet intime. Ces prestations hors cadre nous semblent figurer tant l'innocence du regard neuf et pur des premières fois, qu'une métaphore d'un public frustré, invisible et infantilisé par ces règles sanitaires (trop) strictes.

Choisir c'est renoncer : et il est impossible de boucler le tour de chacun de ces mondes en quatre-vingt minutes. Les puristes regretteront quelques importantes omissions : l'opéra rossinien se voit amputé de la première scène de l'acte II, sommet à notre sens de la partition (duo capital entre Elisabeth et Matilda) et des deux tiers de son grand final. La Favorite, donnée dans sa version italienne, est réduite à un véritable gruyère dramatique et à un digest musical : certes on ne déplore aucune coupure pour chacun des airs retenus, mais l'ensemble figure un puzzle géant dont il manquerait une moitié des pièces par la force des choses.

On louera la direction incisive, concernée, de chef Franceso Lanzillotta, chef très polyvalent, ardent défenseur de l'opéra contemporain, mais aussi grand amoureux du répertoire belcantiste sous toutes ses facettes : une baguette vivante, racée et précise, tour à tour pétillante (dès l'ouverture d'Elisabetta , quasi identique à quelques détails près – les trombones ! – à celle du Barbier de Séville) impeccable dans son soutien des voix par un sens aigu de l'anticipation, mais aussi plus autoritaire et théâtrale dans l'animation des grands ensembles. Si les chœurs sont relativement peu sollicités dans cette sélection, l'orchestre se montre particulièrement en verve ; les excellents solistes de la petite harmonie pimentent le discours de leurs délicieuses interventions. On épinglera en particulier les pupitres de cors, et de hautbois/cors anglais, très en forme.

En Elisabetta rossinienne, aussi farouche que déterminée, la soprano éminente spécialiste de ce répertoire fait mouche tant par une technique impeccable, que par un timbre splendidement corsé ou par une imposante et naturelle présence. La soprano , plus souvent cantonnée par la maison bruxelloise dans des rôles mozartiens campe une Matilde tout en nuances et touchante d'émotion. Le ténor incarne un Leicester énamouré et un peu vaporeux, certes le timbre est suave, le legato très étudié et maîtrisé, mais parfois un certain manque d'agilité vocale au fil des roulades les plus prestes et surtout quelques aigus mal assumés ternissent quelque peu son aura. Son rival, le Norfolk d', ténor d'une toute autre et incroyable santé vocale lui dame le pion de manière assez écrasante et traduit de manière idoine l'arrivisme le plus féroce de ce sinistre et machiavélique personnage.

Dans La Favorite, on retrouve avec grand plaisir en Ferdinand, avec encore une plus grande insolence solaire dans la voix, magnifiée par un abattage félin, une subjuguante homogénéité de timbre et une projection vocale idéale doublée d'une prononciation d'une précision chirurgicale. en Baldassare, basse au timbre d'airain et à l'autorité péremptoire lui offre une réplique paternelle des plus convaincantes. Nous serons plus réservé sur l'incarnation royale du baryton en Alphonse XI, au vibrato un peu envahissant et à la justesse parfois plus approximative. Les deux rôles féminins sont idéalement distribués : la soprano , aperçue brièvement dans le final du Rossini, la veille, livre une Ines idéale confidente, d'une humanité confondante et d'une belle souplesse vocale. La mezzo-soprano , véritable révélation dans le rôle-titre, offre une incarnation très nuancée, superbe et stylée de Leonora, tantôt d'une farouche ambiguïté amoureuse prise à son propre piège entre allégeance royale et épanouissement personnel, tantôt d'une touchante et authentique émotion contenue, au fil de la poignante scène finale.

De ces deux soirées assez sobrement mises en espace, on retiendra la flamboyante et précise direction de , et sur la plan vocal, outre d'irréprochables distributions féminines, la double impressionnante prestation du ténor . De quoi compenser la certaine frustration liée aux sélections musicales imposées par les circonstances sanitaires.

 Crédits photographiques : © Hugo Segers / La Monnaie

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