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Prokofiev par Angelich : une magistrale leçon de poésie russe

Le premier disque que consacre à l'œuvre de Prokofiev séduit d'emblée par une conception musicale éminemment personnelle, qui passionne de bout en bout l'auditeur.

Mise en chantier en 1939, la Sonate n° 8 ne fut achevée qu'en 1944. Sviatoslav Richter suggéra que l'œuvre lui faisait penser « à un arbre qui ploie sous le poids de ses fruits » alors que le créateur de la partition, Emil Gilels, affirma qu'il s'agissait « d'un travail d'une très grande profondeur exigeant le maximum d'engagement et qui captive par son développement symphonique ». Gageons que l'approche d'Angelich s'approche davantage de l'univers suggéré par Gilels.

Le son et la manière de phraser subjuguent d'emblée. La douceur et la précision extrême du toucher ne semblent inspirés que par la ligne mélodique de l'immense premier mouvement, comme si les doigts étaient guidés par ce souffle à la fois lyrique et épuré, aux portes du songe. Pas un accord ne détimbre ou ne se casse dans le poco più animato qui n'est pas cette rupture violente à laquelle on assiste presque systématiquement. La logique interne de la partition et l'exploitation d'une écriture de plus en plus archaïque ne sont pas pensées dans une dimension uniquement théâtrale voire spectaculaire : la respiration demeure avant tout naturelle et élégante. L'Andante sognando, vénéneux et sensuel à la fois, a perdu ce qu'il possédait de solennel. Son chromatisme tortueux paraît ainsi plus viennois que russe. C'est le regard désabusé et l'expression de la solitude d'un Prokofiev qui ne cherche plus la provocation, mais éprouve le dégoût pour le genre humain dans l'épreuve inouïe que fut la « Grande Guerre patriotique ». Angelich y fait ainsi tournoyer les sonorités plus debussystes que slaves. Étonnant ! Le finale, Vivace, renoue avec l'écriture motoriste du Prokofiev des années 1915 à 1930. Le masque est tombé : l'ironie, le sarcasme, l'éclat de rire, la valse caricaturale s'imposent. Pour autant, Angelich refuse la dimension outrageusement percussive de cette page. Il s'attache bien davantage à la lisibilité de sa polyphonie. Pris seul, ce mouvement manquerait presque de force physique, d'une brutalité devenue si commune dans tant d'autres enregistrements. Mais, à la suite des deux premiers mouvements que nous avons entendus, Angelich demeure fidèle à son imaginaire.

Les Visions fugitives complètent idéalement la Sonate. Elles auraient pu, d'ailleurs, ouvrir le disque. Sous les doigts d'Angelich, elles deviennent presque ravéliennes, des miniatures françaises teintées de Scriabine, mais dont les éclats préservent une douceur scintillante. Le raffinement du toucher et l'emploi de la pédale sont confondants d'intelligence et de musicalité. Tel Allegretto fait songer à Ma Mère l'Oye, tels Animato et Pittoresco, au sarcasmes d'un Satie, tel Inquieto, à Poulenc. L'ironie est toujours discrète, le chant privilégié au rythme, même lorsque celui-ci évoque les marteaux percutés d'un Ridicolosamente et d'un Feroce.

Les quatre extraits (seulement, hélas) des Dix Pièces op. 75 de Roméo et Juliette privilégient le moment chorégraphique avec des tempi qui sont, précisément, ceux des danseurs : une polyphonie étagée dans l'espace pour des gestes amples et précis à la fois. Le clavier donne l'illusion des tensions et des dialogues au sein des pupitres de l'orchestre, ménageant le mystère et les menaces effleurées jusque dans les scènes les plus célèbres. Peu d'interprètes ont fait chanter ces pages avec un jeu aussi inspiré et renouvelé. Un très grand disque Prokofiev.

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