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Les justes tourments de l’âme lisztienne sous les doigts de Beatrice Berrut

Musiques de l'espérance et du doute intimement mêlés, les dernières pièces de Liszt achèvent le pèlerinage sonore du compositeur au soir de sa vie. a saisi avec sensibilité, toute la prodigieuse audace et grandeur spirituelle de cette écriture prémonitoire.

Certains récitals éclairent de manière saisissante l'idée du voyage, ou plus exactement d'un pèlerinage qui referme une vie en musique. Et quelle vie ! L'univers sonore de Liszt prend sa source dans les derniers feux du classicisme et pressent les esthétiques des années 1920-1930 ! De fait, il s'agit moins pour l'interprète, d'une décantation exploratoire de l'écriture de ces pages ultimes, que de mettre en scène l'éclatement des formes et des timbres pressenti par Liszt. En somme, révéler un répertoire écartelé dans le temps. s'y était déjà préparée dans ses précédents albums consacrés à Liszt (Athanor et Métanoïa, Clef du mois ResMusica). Son récital donné, il y a peu, dans le cadre du Printemps des Arts de Monte Carlo affirmait à nouveau, sa compréhension viscérale de l'œuvre.

L'interprète touche le clavier à la manière d'une organiste – attaque et lever – qui s'interrogerait sur le choix de la registration afin de tirer profit de la moindre résonance. C'est ainsi qu'elle ordonne les lambeaux de récitatif de la première Lugubre gondola. Nous voici devant un soleil couchant, sur la lagune, aveuglés par la lumière flamboyante qui se confond dans la pulsation de l'onde. La seconde Lugubre gondola étouffe de teintes grises, échos étranges qui saisissent le voyageur traversant une place nimbée de brouillard, au petit matin, à Venise. Le souvenir de Parsifal est prégnant. Bien rares au disque, les trois Odes funèbres invitent le récitant à la tribune de l'orgue. Liszt y pleure la mort de son fils Daniel et de sa fille Blandine. Le Triomphe funèbre du Tasse semble jaillir de reflets de vitraux irisés des écrits de Dante. nourrit sa palette de couleurs dans les basses du Bösendorfer V280 de concert. Elles tournoient et s'interrompent dans des silences abrupts et menaçants, réminiscences du Crépuscule des Dieux. Ces Odes funèbres qui empruntent les matériaux les plus divers, jusqu'aux anciennes rhapsodies, traduisent un sentiment d'effondrement avec une force expressive rarement atteinte.

La prise de son plus réverbérée de la Bagatelle sans tonalité pressent dans le miroitement ironique de la main droite, le caractère obsessionnel et interrogatif des rythmes et harmonies que Scriabine reprendra à son compte. La vélocité réjouissante des deux Csárdas, entre trépignements et fausse nonchalance se déploie sans effets de grossissement. La Csárdas macabre est d'une vérité saisissante, aussi haletante qu'hallucinée. Nul besoin de forcer les traits pour en restituer le sentiment d'effroi qui s'impose inexorablement. Le caractère grandiose de Trauervorspiel und Trauermarsch s'ouvre au théâtre, au point que l'on atteint ici une forme d'expressionnisme dans les octaves scandées à la basse. Le sarcasme et la sécheresse rythmique nous font songer, dans un raccourci saisissant, au début de la Symphonie n° 3 d'Erwin Schulhoff, une partition datée de… 1935 !

Le récital se referme avec un sentiment d'élévation de l'âme, dans le recueillement de Am Grabe Richard Wagners. Convier Parsifal, c'est espérer en la sagesse universelle et croire en la beauté rédemptrice. Quel récital !

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