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Double hommage soigné à Dinu Lipatti et Samson François

Après avoir réédité la quasi-intégralité du legs discographique d'Yvonne Lefébure voici quatre ans en un épais coffret, Yvette Carbou et son label Fy-Solstice continuent d'explorer les «harmoniques» de celle-ci au travers de deux de ses élèves.

Assistante de Cortot (souvent absent) à l'École Normale de Musique de Paris dans les années 30, elle contribua grandement par une discipline de fer à la formation technique et au premier épanouissement musical de deux prodigieux pianistes-poètes chacun à leur manière : et (même si ce dernier devait ensuite rejoindre la classe de Marguerite Long au Conservatoire). Ces divers témoignages dans des répertoires très différents sont d'avantage juxtaposés que confrontés et réjouiront autant les discophiles collectionneurs que les amateurs de grand et beau piano.

Fy-Solstice avait déjà rendu un vibrant hommage à en publiant son célèbre dernier récital à Besançon, Clef ResMusica. Pour le célébrissime concert du Festival de Lucerne d'un mois antérieur (23 août 1950), où Lipatti retrouvait un Karajan des grands jours pour un Concerto n° 21 de Mozart d'un engagement viril incroyable (la cadence du premier temps!) , d'une poésie irradiante (andante), et d'un humour angélique irrésistible au final, l'éditrice a pu remettre la main sur un microsillon de l'édition originale pratiquement intact à partir duquel le studio Art & Son a pu œuvrer en expert. Le son du présent CD peut être comparé avec le remastering d'Archiphon – disponible essentiellement en téléchargement- très loin des rééditions fréquentes mais bâclées d'Emi ou Warner, et même nettement supérieur (par le respect accru de la balance piano-orchestre et à l'absence de distorsion sur le son du clavier) au remix de Karel Spukenik et des studios Domovina pour la série Reminiscences de Praga Digitals. Cerise sur le gâteau, est restituée par une gracieuse mise à disposition du fonds Mark Ainley l'interview pénétrante accordée par l'artiste soliste juste avant le concert à Henri Jalon. Il s'explique sur sa conception de ses propres cadences replacées dans le cadre contemporain, et se livre une brève mais très pertinente analyse sur la projection sonore des pianos modernes eu égard aux instruments qu'a connus Mozart, avec une sorte de prescience, sans doute, d'un possible retour futur à l'instrumentarium original.

En deuxième partie de programme, FY-Solstice propose sa réédition du concert new-yorkais au Carnegie Hall, du 29 octobre 1960, où un autre monstre sacré de la direction d'orchestre Leonard Bernstein à la tête de la prestigieuse Philharmonie locale, donnait la réplique à un aussi attentif que facétieux pour un Concerto n° 5 de Prokofiev, certes assez mal capté mais passionnant. Ici, Yvette Carbou qui possédait une copie d'origine du document s'est fait voler la primeur de la publication – de manière assez confidentielle (et en simple CD-R à peine remixé) – par Forgotten Records. Cette rencontre au sommet, ici bien mieux restituée, avec la spontanéité du direct, se révèle crépitante et électrique, plus encore que l'« autre » archive de concert conservée du pianiste français dans cette même œuvre, captée à Besançon avec l'orchestre de la RTF et le tout jeune Lorin Maazel, sans bien entendu oublier la célèbre version studio, un rien plus gourmée et mesurée, saisie à Londres en compagnie du Philharmonia Orchestra sous la houlette du grand Witold Rowicki (Warner, 1963).

Quelques réserves quand même pour la présente réalisation : la qualité sonore du document demeure assez précaire, même pour 1960, par la faute d'une prise de son brute de décoffrage crucifiant le soliste à l'avant-plan et assez confuse sur l'orchestre : l'importante partie soliste de première trompette, tient ici de la corne de brume. Le public s'avère inattentif et bruyant réprimant à peine ses toux. Mais une fièvre latente et indicible sous-tend les mouvements impairs, avec une toccata centrale vraiment diabolique, et un final irrésistible – même s'il court un peu la poste. Par ailleurs l'agogique est plus libre que dans l'enregistrement studio (moderato ben accentuato) et la recherche de sonorités opposées entre piano et orchestre relève du miracle dans l'intense mais pudique larghetto. C'est le grand mérite de Bernstein de bien cadrer l'orchestre au fil de cette partition peu évidente pour tout chef, au vu de ces incessants changements métriques et de tempi fluctuants – tout en laissant une grande liberté de ton, presque primesautière et insolente à son indomptable soliste.

En complément, une plus que lente de Claude Debussy, totalement inédite, extraite des archives de l'INA, captée dans le cadre de l'émission de Bernard Gavoty « les grands interprètes » le 23 janvier 1962, ivre de tendresse nostalgique et de liberté agogique passionnée en sa section centrale.

Si on ajoute à cette compilation soignée le passionnant texte de présentation d'Alain Lompech, quelques photos rares, la copie de la notice originale du microsillon Mozart-Lipatti-Karajan signée Walter Legge, les copies d'une lettre dactylographiée du chef à la mèche blanche à Madame Lipatti, ou celle d'une autre de Dinu calligraphiée, à sa professeur admirée Yvonne Lefébure pour la nouvelle année 1936 dans un français très châtié, voilà une (ré)édition soignée et documentée de ces archives.

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