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Hippolyte et Aricie en charpie à Mannheim

Un spectacle qui commence avec Hippolyte et Aricie et finit avec Les Indes Galantes !

On espérait que cette nouvelle production du NTM (National Theater de Mannheim) allait venger le premier opéra de Rameau de l'affront que la consternante mise en scène de Jeanne Candel lui avait fait subir à Paris à l'automne 2020. Las : en dépit d'une scénographie plus stimulante, d'une vidéo imaginative, d'options dramaturgiques pertinentes, des choix musicaux aberrants nous laissent à la fois stupéfaits et désappointés.

Hippolyte et Aricie brandit, en 1733, le clap de fin des tragédies lyriques lullystes et leur allégeance obligée au souverain. brosse le portrait, entre XVIIᵉ finissant et XXIᵉ commençant, de ce tournant de l'histoire de la musique. Sa mise en scène navigue sans complexes entre la France de Louis et celle d'Emmanuel. Pluton/Jupiter éructe des « En marche ! » tout sauf anodins tandis qu'un Roi-Soleil cacochyme éructe « L'État c'est moi ! » à la façon de certain tribun français bien actuel. Gendarmes, gardes républicains, légionnaires, académiciens, guillotine : on est bel et bien dans ce pays où Hippolyte et Aricie révéla à Voltaire un « nommé Rameau, homme qui a le malheur de savoir plus de musique que Lully ».

Scénographie de type bric-à-brac (jetés pêle-mêle sur le plateau les lambris d'un salon, la façade d'un palais bien connu, des alignements sylvestres, un carrosse bringuebalant, un tablier d'autoroute tombant des cintres sur lequel le héros éponyme trouvera la mort au volant d'une Mercedes), chorégraphie en miettes ( convie le chœur à sonner l'hallali des codes dansés d'un monde en voie de disparition). De cette société en lambeaux (on aperçoit même, dans le décor, une maquette du… décor) émerge la hargne d'une Aricie en blouson de cuir grimaçant d'emblée à l'adresse de Louis emperruqué. Le ton de la rébellion est donné. Le propos est intéressant, mais sa réalisation inégale et chargée. n'en est pourtant pas à son coup d'essai, ce qu'on aurait volontiers parié avant d'apprendre qu'une décennie déjà écoulée lui a pourtant fait faire de belles rencontres : Don Giovanni, Turandot, Onéguine

Le plan musical convie à la contemplation d'un champ de ruines. Des trois heures de la version originelle choisie, il reste un spectacle de 2h15. Duquel il faut retrancher un prologue purement théâtral de 17 minutes destiné à mettre en condition un public qui, pour les raisons que l'on sait, n'arrivera jamais : tandis que défilent des maximes de Pascal, de Rousseau, de Descartes (« Je pense donc je suis », bien sûr), un jukebox signifiant diffusant Piaf (Hymne à l'amour) versus les Doors (This is the end) sert de bande-son à la maîtresse de cérémonie (Oenone emplumée comme Zizi Jeanmaire) et à une manifestation de type Femen (« Osez l'Amour »). Restent deux chétives heures, parasitées de textes parlés ou hurlés, débarrassées des personnages secondaires (adieu Mercure, Bergère et Matelote), allégées de nombre de numéros (par quel mystère a pu passer à la trappe l'irrésistible A la chasse, armez-vous de l'Acte IV !) mais surtout ployée sous les auto-emprunts : Boréades (la sublime intro de l'Acte V à la place du Vol des Zéphirs), Castor et Pollux (Tristes apprêts, pâles flambeaux), et même la Chaconne des Indes Galantes ! Le finale triomphant de l'œuvre la plus célèbre du compositeur remplace purement et simplement celui de la tragédie lyrique. Pourquoi monter Hippolyte et Aricie si on lui préfère Les Indes Galantes ? Imagine-t'on Tristan se conclure par la fin des Maîtres-chanteurs au motif que ce sera plus galvanisant ? Le procédé consterne, parachevant l'impression d'une œuvre (censure et inversions de numéros à gogo) elle aussi en lambeaux.

Comment l'excellent (premier violon de l'Akademie für Alte Musik Berlin) a-t-il pu entraîner les excellents instrumentistes de l'Orchestre du National Theater de Mannheim dans pareille charpie ! C'est cependant dans sa direction soyeuse (toutefois moins idéalement funèbre que celle de Pichon) que l'on trouvera de beaux motifs de refuge et plus encore à l'écoute d'une judicieuse distribution. Si l'on excepte les graves profonds de , Jupiter/Louis quelque peu débraillé et Pluton à l'articulation un brin dépassée de Que l'Averne, que le Ténare, on remarque la Diane chaleureuse d', le Tisiphone correctement grinçant de , l'assurance pétillante de (Oenone/Amour), la ligne claire du très beau Thésée de . Le trio de tête est impressionnant : , Aricie corsée, pleine de caractère, se voit même confier l'ariette finale Rossignols amoureux. Son Hippolyte (), à égal distance de l'héroïsme et du sentiment, offre une fervente leçon de chant ramiste. , Phèdre aux accents captivants, est une tragédienne hors-pair, de surcroît capable d'assumer crânement sous-vêtements et jarretelles tout un acte durant. L'orthodoxie générale de la prononciation française (moins perceptible dans le chœur, masqué et spatialisé, il est vrai, dans la salle) offre un saisissant contraste d'avec la légèreté de traitement d'une œuvre qui commence à être bien connue.

Indulgence in fine pour l'œil valeureux et forcé à l'errance du vidéaste, mais inquiétude que cette nouvelle production du NTM, plutôt que de servir Hippolyte et Aricie, ne serve hélas de choux gras aux contempteurs du Regietheater.

Crédits photographiques © Christian Kleiner

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