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Journée de la création avec l’Académie Voix Nouvelles de Royaumont

Un sheng (l'orgue à bouche chinois), un cymbalum et l'orgue du Réfectoire des moines intègrent cette année l'instrumentarium mis à disposition des onze compositeurs de l'Académie Voix Nouvelles de Royaumont dont on découvre la diversité des propositions lors de ce troisième week-end du festival à l'abbaye.

Pour finaliser leur création, ils ont travaillé quinze jours durant avec leurs trois professeurs, Clara Ianotta, Aurélien Dumont et Simon Steen-Anderson, mais aussi avec les interprètes des deux ensembles, Linea de Strasbourg (instrumental) et Exaudi de Londres (vocal), auxquels s'est joint l'ensemble « Voix nouvelles ». La formation maison regroupant sept jeunes instrumentistes est en charge des deux commandes de la Fondation Royaumont passées aux lauréats 2020 de l'Académie dans un élan de pré-professionnalisation de ces jeunes compositeurs.

Pinks (Roses) de Julia Zhu est une pièce courte, d'une belle délicatesse sous la direction de . L'orgue ( à la console) émet une fréquence de bruit blanc simulant une source électroacoustique spatialisée tandis que la voix de basse (Benjamin Mckee) fait corps avec la texture instrumentale où les sonorités mêlées de harpe (Geneviève Létang) et cymbalum (Aleksandra Dzenisenia) créent une hybridation subtile. L'orgue ouvre également l'espace de résonance dans Couleurs… angoisse du brésilien Paulo Brito. La voix de soprano (Mimi Doulton), cachée au début de l'œuvre, conduit la dramaturgie au sein d'une écriture instrumentale souvent éruptive, entretenant un espace de tension.

Avec le trio à cordes, l'accordéon et le sheng (celui du virtuose Wu Wei), l'Espagnol modèle le son et forge une matière à la marge de la saturation dans Glacial Chasm : three visions of ice : aplats de couleurs dans Homeostasis et granulation sombre de Dark depths sollicitant les ressources de l'accordéon de Marie-Andrée Joerger. The feeling of being in a body (La sensation d'être dans un corps) pour six voix a cappella de est une pièce risquée autant qu'inventive, intégrant, sans le recours du texte, le chant diphonique, les sifflets et autres actions sonores de la voix-source… avant de s'abîmer dans un éclat de rire général !

Keiko Murakami (flûte contrebasse) et Andrea Nagy (clarinette contrebasse) nous convient à un duo/duel impressionnant imaginé par dans Caché par kami. Il y a quelque chose de sauvage, quasi animale, dans la joute de ces deux instruments rares aux morphologies sonores inouïes auxquelles les deux interprètes confèrent une beauté rugueuse. De l'Espagnol , lauréat de Voix nouvelles 2020, Nox est perpetua, est une commande de la fondation Royaumont avec le soutien financier de Christine Jolivet Erlih. Le texte en latin sert de fil rouge à la trame musicale, dit par intermittence par les instrumentistes de l' sous la direction de . Le registre est sombre et l'espace mouvant parcouru de lignes instrumentales flexibles. L'embellie finale n'en est que plus surprenante et réussie, avec chant d'appeaux et scintillements irradiants dans les rangs du public : des clochettes agitées par des mains complices ouvrent soudainement le champ de résonance. La dernière pièce de la matinée charrie sa part d'humour et de théâtralité. Deux chanteurs, alto et ténor « s'attaquent » au Petit chaperon rouge dans une « relecture » fantaisiste (prosodie mise à mal, allure répétitive, illustration sonore croustillante). L'ensemble instrumental est étroitement solidaire, ajoutant sa dimension rythmique et ses couleurs, celle de l'orgue à bouche sheng très en dehors, au récit mouvementé des deux chanteurs : de l'invention, du nerf et une bonne dose d'humour dans Happily ever after de la compositrice coréenne pour clore un premier « acte » de haute tenue.


Après le déjeuner, des petits groupes de visiteurs se sont formés dans les jardins de l'abbaye, attentifs aux propos des trois médiateurs, jeunes et chevronnés, engagés par l'Académie pour parler de la musique de leurs camarades et surtout engager le dialogue avec les plus curieux. Le concert de l'après-midi débute avec les interprètes de Voix Nouvelles et une pièce de . C'est le fruit d'un travail spécifique mené durant l'Académie avec le compositeur danois encore trop peu joué en France. String Study #1 relève de la musique « audiovisuelle » où le geste (presqu'une chorégraphie) participe de la performance sonore des musiciens : mouvements de glissade et d'allers-retours synchrones soumis à de multiples variations notées avec une précision d'orfèvre sur la partition. Le concept admet de nombreuses versions, s'agissant du nombre et des variétés d'instruments : pour l'heure, le trio à cordes (violon et alto sur les genoux), deux claviers électriques, une clarinette jouée à l'horizontal et une flûte de pan. Le percussionniste, quant à lui, fait glisser (allers et retours s'entend) une mitaine noire sur un plan incliné tout blanc, en parfaite synergie avec ses camarades. Tout en finesse et subtilité, le spectacle bien réglé (et plus virtuose qu'il n'y paraît) fonctionne à merveille, avec cette pointe d'humour qui crée l'étincelle.

On sent l'influence du maître (alias Steen-Andersen) dans Glimpses (Aperçus) pour ensemble vocal de l'Estonienne . Il s'agit d'une pièce performative engageant la voix, le geste (percussions corporelles) et le mouvement des interprètes dans l'espace, démultipliant et délocalisant ainsi les sources sonores. Les chanteurs libérés de la partition sont munis d'un casque d'écoute et manipulent des lecteurs de cassettes dans un flux sonore qu'ils modèlent et règlent à leur guise. De Embers (Braise) du compositeur états-unien , on retient surtout le geste de rupture musclé de l'accordéoniste au détour de la seconde section et les sons fendus énergétiques de la clarinette basse dans une écriture souvent pointilliste et constellatoire.

Encore étudiant au CNSM de Paris dans la classe de Gérard Pesson, crée l'événement avec sa pièce pour orgue de dix-huit minutes interprétée par et ses deux assistants à la registration, et le compositeur lui-même. On se souviendra de ce fa inaugural claironné et relayé par les différents tuyaux qui nous met à l'écoute d'Escuchando a la piedra (Écouter la pierre) puisant généreusement à toutes les ressources sonores de l'orgue de Royaumont. en projette les couleurs, pures ou irisées, filtrées ou légèrement tremblées. Les textures sont distribuées dans l'espace, répétées, battues et superposées jusqu'à cette image spectrale impressionnante qui fige le mouvement dans les dernières minutes de la pièce.

En comparaison, la pièce très courte d' (États-Unis) pour ensemble vocal, accordéon, flûte contrebasse, sheng et alto, I need more light, fait figure d'esquisse, la compositrice semblant chercher les correspondances/équivalences entre grain de voix et timbre instrumental (celui, granuleux, du sheng), jeux de sonorités et langage sémantique. L'Italien Matteo Galandi nous avait séduit lors du concert du Cursus de l'Ircam en juin dernier. Sa pièce Francesca (pour soprano, ténor, clarinette, harpe, cymbalum et violoncelle) ne démérite pas, musique de l'effleurement (cymbalum mis en résonance avec les paumes de la main), intime et attachante, jouant sur les variations de temporalité (étirement et resserrement du temps) et l'obsession d'une pulsation qui strie l'espace.

La musique de jazz (ou apparentée) s'annonce avec l'intégration du piano et de la batterie à l' pour la création non dirigée du Brésilien Sergio Rodrigo qui referme cette journée de la création dont il faut souligner, cette année, la richesse des contenus et la qualité des réalisations. Ntunda de Rodrigo est la seconde commande de la Fondation Royaumont passée au deuxième lauréat de l'Académie 2020 et témoigne une fois encore de cette interaction féconde entre compositeur et interprètes. Synergie et écoute mutuelle s'exercent au sein d'une œuvre où l'écriture laisse d'évidence un espace à l'exécution, comme on le ressent dans le duo inaugural du zarb (Corentin Marillier) et de la flûte basse (Sara Constant). Cette fragilité du geste, chez des musiciens mettant un pied dans la sphère de l'improvisation, est gage de fraîcheur et de sensibilité au sein d'un flux musical bien conduit qui progresse inéluctablement vers la jubilation sonore des derniers instants.

Crédits photographiques : © Fondation Royaumont

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