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Le festival de Wallonie/Hainaut à l’heure franco-flamande

Au sein d'une programmation très éclectique, deux concerts montois programmés par le Festival de Wallonie/Hainaut retiennent, en cette fin septembre, particulièrement l'attention. Ils mettent en valeur, à quarante-huit heures d'intervalles, et dans l'idéale salle Arsonic, deux importants noms associés à l'école Franco-Flamande : , incontournable jubilaire en cette année 2021 marquant le cinq centième anniversaire de sa mort, et son beaucoup plus rare prédécesseur .


Espace conceptualisé dans le cadre de « Mons 2015- capitale culturelle européenne», Arsonic occupe l'ancienne caserne des pompiers, totalement repensée par les architectes Holoffe et Vermeersch et réaménagée par l'acousticien . Outre une chapelle du Silence, havre de paix et de recueillement, loin du tumulte du Monde, et une salle d'Émerveillement sonore destinée au jeune public, le principal espace modulable d'une jauge de 250 auditeurs est un modèle du genre, à la fois par sa totale isolation acoustique – indispensable dans un environnement urbain bruyant – et par la finesse et la richesse d'écoute procurées. Les superstructures et les planchers en bois, naturellement résonnants dotent ce grand « cube » d'une légère mais très agréable réverbération sans brouiller les plans sonores. Le lieu, déjà réputé et bien utilisé pour l'enregistrement depuis six ans, s'avère idéal, au fil de ces deux soirées, pour la pratique du chant vocal polyphonique.

Vox Luminis dans une convaincante évocation de l'œuvre sacrée de .

Vox Luminis fondé par voici dix-sept ans, n'a que peu abordé le répertoire renaissant au disque. Pourtant, au fil des collaborations régulières institutionnalisées (telle celle avec le Concertgebouw Brugge) ou par le biais d'invitations festivalières, le groupe réduit à son effectif a capella « de base » peut témoigner d'une pratique éprouvée dans ce domaine. Ce programme consacré au jubilaire fut donné voici deux ou trois ans aux journées de musique ancienne d'Utrecht et à l'occasion de cette année anniversaire, l'ouvrage est remis sur le métier et présenté à Tongerlo et ce soir, à Mons.

Josquin Lebloitte, dit Desprez, certes culturellement Européen avant la lettre, est « aussi » un compositeur « régional » puisque selon les dernières recherches, il serait natif du Comté de Hainaut, quelque part entre Ath et Soignies, à une date sans doute très postérieure à 1440, jusqu'il y a peu couramment admise.

Les quatre motets, retenus en première partie du concert de ce soir, tous de la plus belle eau, mais très contrastés dans leurs moyens scripturaux et expressifs dressent un beau portrait du « maître des Notes » , comme le surnommait Martin Luther. Il y va, pour les trois premiers d'entre eux, d'intégration ou de confrontation dans un grand tout de deux textes, latins ou français, d'origines différentes, souvent à des fins expressives ou pour la dédicace : par exemple, le célèbre et émouvant « Tu solus qui facis mirabilia », juxtapose en sa seconda pars l'invocation christique à l'énoncé de la chanson « D'un aultre Amer » d'Ockeghem, maître vénéré, en guise de probable hommage posthume. D'une tout autre écriture le pathétique « Usquequo, Domine, oblivisceris me » à quatre voix donne par ses teintes sombres une vision pénitente de l'imploration divine, anticipant les recherches d'un Lassus très dépressif. Enfin, si Josquin nous laisse deux messes basées sur la célèbre et anonyme chanson « L' Homme armé », celle « sexti toni » donnée ce soir semble prémonitoire quant à l'évolution du XVIᵉ musical : clarté des lignes mélodiques, bicinia plastiquement très élaborés, luminosité de l'harmonie, ductilité et plénitude de la polyphonie, autant d'éléments qui préfigurent l'avènement par exemple d'un Palestrina. Et, suprême surprise, le troisième et ultime Agnus Dei, subitement élargi à six voix avec son double canon à l'unisson évoque par sa sonorité étrange et ses échos sans fin les recherches de nos compositeurs répétitifs contemporains.


Vox Luminis impose dans ce répertoire une couleur plus prégnante et moins aérienne que certains célèbres ensembles anglais, comme si, par ce grain des voix, cette musique sublime quittait les sphères éthérées pour regagner le monde implorant d'ici-bas, en notre époque aussi incertaine que celle de Josquin ; l'ensemble joue la carte d'une rhétorique spéculative d'une grande expressivité (Usquequo Domine, grands énoncés du Gloria, ou « Et Resurrexit » du Crédo ), malgré une uniformité un peu frustrante du tactus au fil de la Messe, précipitant à notre sens un peu trop l'Agnus dei final déjà évoqué. Certes il faut une certaine malléabilité des pupitres au fil des œuvres pour « couvrir » tout l'ambitus sollicité pour chaque voix, tour de passe-passe inévitable dans ce répertoire au gré de nos distributions modernes et mixtes : ainsi, un des alti masculins viendra judicieusement seconder dans le grave les deux soprani durant toute la messe.

Mais l'équilibre se révèle plus précaire pour certains motets donnés en première partie, par la distribution à chaque plage renégociée jusque dans sa spatialité : au gré de l'emplacement et l'effectif variables de chaque pupitre, on peut regretter dans cette acoustique presque trop parfaite et exigeante, certains « coups de phare » portés involontairement sur l'une ou l'autre voix (en particulier de basses, moins nuancées notamment au fil des deux premiers motets). A l'inverse, confier à un seul contre-ténor « central » confronté à dix autres chanteurs le cantus firmus « Plagent eum » opposé au canevas polyphonique du motet « Huc me sydereo » mène à un prévisible déséquilibre : pour cette plage, une répartition à un soliste par partie nous aurait, dans ce contexte, semblé plus judicieuse.

A ces minimes réserves près, voici sans doute un des plus vibrants hommages, tour à tour suave ou robuste, rendus à Josquin dans sa probable contrée natale : il culmine dans le très émouvant, « Tu solus qui facis mirabilia » – d'ailleurs redonné en bis- d'une impalpable et hiératique verticalité.
 
L'ensemble célèbre son compositeur fétiche en un « souverain désir ».

Quarante-huit heures plus tard, le Festival de Wallonie et le Conservatoire royal Arts², organisent conjointement une journée . Rappelons que ce fondateur de l'école franco-flamande, naquit un bon demi-siècle avant Josquin, probablement comme son nom ne l'indique pas, à Mons, vers 1400 – donc à la même époque que son ami Guillaume Dufay : il fut principalement formé in situ, avant d'être repéré comme chantre par la cour bourguignonne. Il y fut actif durant un quart de siècle et y gravit tous les échelons sociaux et musicaux avant de terminer sa carrière et finir ses jours à Soignies, à quinze kilomètres de Mons, à l'époque l'un des principaux centres formateurs des jeunes chantres du prestigieux Duché, en sa collégiale Saint-Vincent.

Ce mercredi, une animation chorale ambulante est proposée en ville par les élèves du Conservatoire, suivie d'une visite guidée de la collégiale – dont Binchois, comme préposé au Chapitre réceptionna les plans vers 1450 – et où un vitrail moderne lui est dédié. Une conférence musicologique assez générale, présentée par Philippe Vendrix, prélude enfin au concert de ce soir.

Car la journée culmine incontestablement avec la venue en Arsonic, de l'ensemble …Gilles Binchois, dirigé depuis le luth par son fondateur (et à l'occasion baryton) . Fondé voici maintenant plus de quarante ans, le groupe demeure toujours une référence, très active par la vivacité de ses projets (un ou deux disques enregistrés chaque saison !) avec une immense diversité des répertoires envisagés – depuis les origines de la musique savante occidentale jusqu' au XVIIᵉ siècle – l'ensemble œuvre aussi aux développement de liens et de projets avec des musiciens traditionnels d'autres cultures et de tout horizon (Iran, Maroc, Corse …). L'effectif de l'ensemble, très variable au fil du temps et en fonction des répertoire, a bien entendu évolué : ne reste plus depuis les débuts que la fidèle épouse la soprano , à la voix si naturelle et toujours intacte, laquelle nous gratifie de plusieurs sensibles interventions, dans ces chants célébrant l'amour courtois, ou l'irrémédiable perte cordiale, tel ce pénultième rondeau « Lune très belle » splendide, même si d'attribution douteuse.

Par son titre, « Mon souverain désir » le présent récital renvoie aussi au fameux disque de l'ensemble, dédié à son compositeur fétiche, paru à l'orée du nouveau millénaire, même si il n'en recoupe que très partiellement le programme.


Le groupe, dans sa présente formation, rassemble quelques éminents connaisseurs du répertoire médiéval comme le magnifique ténor allemand , bien connu aussi au sein de l'ensemble masculin Cinquecento. ou telles la soprano et la mezzo , fréquentant aussi d'autres formations spécialisées (alla Francesca, Discantus). Les instrumentistes ne sont pas en reste (, la bien nommée, aux diverses flûtes, à la vièle à archet, ou à la harpe médiévale) : toutes excellentes, elles rivalisent de raffinements dans la réalisation de ces pages subtiles et délicates. Parler d'accompagnement serait injuste et réducteur car le principe même de ces rondeaux, ballades, et autres chansons est de mener par l'indépendance des voix à un tout cohérent et harmonieux, selon les règles strictes de « l'Art bourguignon » : chacun participe donc équitablement à l'édification d'un grand tout en chacune de ces compositions de dimension assez restreintes, mais amoureusement ciselées. a veillé à varier les plaisirs et les effectifs au fil de la vingtaine de plages sélectionnées, toutes attribuées à Gilles Binchois, hormis le rondeau « En triumphant de cruel dueil » , déploration profane sur la mort du maître composée par son ami Dufay ; elles sont tantôt chantées a capella, tantôt distribuées entre voix et instruments, tantôt données dans des réalisations purement instrumentales, inspirées pour la plupart de leurs transcriptions pour orgue issues du célèbre Buxheimer Orgelbuch. Seule petite réserve au fil de ce passionnant programme, la présence inexpliquée de fragments épars d'une missa brevis, donnés dans un effectif vocal quasiment ancillaire, loin des fastes d'une manécanterie ou d'une maîtrise ducales, fragments agrémentés d'une prononciation gallicane du latin, sans nasalisation, laquelle nous fait plus songer au Siècle de Louis XIV qu'à celui de Philippe Le Bon.

Mais par-delà les réalisations souvent exemplaires, ce sont l'aura naturelle et le regard émerveillé de , qui nous auront le plus marqué. Il impose son idéal sonore avec affabilité et simplicité, distribue, depuis son luth, d'un geste simple et tacite ou d'un bref regard les entrées, ou rejoint à l'occasion ses chanteurs pour tenir la partie la plus grave de l'un ou l'autre chant. Et même si, dans le labyrinthe improbable des voix entremêlées du rondeau …prophétiquement intitulé « Seule égarée » c'est lui qui finit par se perdre dans les méandres de la partition, c'est pour mieux se reprendre et malicieusement saluer le public une fois la pièce menée à bien. Enfin, il y a ce regard émerveillé et cet esprit simplement enchanté par l'acoustique « idéale » – pour le citer – du lieu pour ce programme. Et l'artiste et éminent professeur d'y aller d'un modeste mais sincère merci adressé au public tout acquis à sa cause, aussi attentif que remarquablement silencieux durant tout ce concert assez unique et au sens propre intemporel.

Crédits photographiques : Arsonic © Mars, Ville de Mons ; Vox Luminis © Tom Bolton ; © spin on

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