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Le piano de Boulez, du délire à l’envoûtement

Enveloppés dans leur papier de soie noir, deux CD et de superbes photos, en couleurs pour les interprètes, en noir et blanc pour le compositeur, accompagnées d'un extrait recto verso du manuscrit de la Troisième sonate… Autant de richesses encloses dans la boite cartonnée de Bastille musique (CD n° 16) consacrée à l'œuvre de piano de Boulez.

Les pianistes et ont tous deux connu et travaillé avec lui, Wendeberg ayant rejoint l'Ensemble Intercontemporain de 2000 à 2005. Il est en vedette dans cette intégrale des pièces pour piano qui ignore toute la production de jeunesse hors catalogue (Boulez n'a jamais voulu qu'on les joue !) et pourtant si révélatrice d'une pensée en pleine gestation.

CD I

Considérées comme son premier opus, même si le compositeur les retire de son catalogue, les Douze Notations pour piano (1945) qui débutent cette intégrale relèvent de la combinatoire dodécaphonique mais tendent déjà vers la virtuosité du geste et l'exploration de la résonance. Wendeberg en cisèle les contours avec une dextérité souveraine. La précision du trait et la volupté du son opèrent également dans la Première Sonate, entre souplesse et fermeté. En sus dans cet enregistrement, et en première mondiale, est jouée la version initiale de la Sonate, datant de la même année, moins radicale dans ses options et regardant encore vers un Bartók et son chromatisme retourné.

Rares sont les pianistes (Maurizio Pollini, Dimitri Vassilakis, Jean-Philippe Neuburger) qui s'attaquent à la Deuxième Sonate, « la grande », qui tire son modèle de l'« Hammerklavier » de Beethoven avec sa fugue finale. Le phrasé est cursif et la lecture très analytique dans un premier mouvement essentiellement rageur et éruptif qui n'en dessine pas moins une trajectoire. Wendeberg modèle la phrase et la fait respirer dans un deuxième mouvement plus apaisé qui ouvre l'espace de résonance. Si l'esprit du scherzo anime le troisième mouvement, la complexité est à l'œuvre dans un finale dont notre pianiste fait magistralement ressortir les nervures, donnant à cette page grandiose un éclairage structurel rarement atteint.

« Une étape nécessaire dans la traversée du tunnel que représente la musique sérielle », c'est ainsi que Boulez présente ses Structures I, a,b,c pour deux pianos prête main forte à . La série est étendue aux quatre paramètres du son, Boulez poussant jusqu'aux limites l'automatisme des relations musicales. L'écriture acquiert toute sa vitalité et une dimension presque ludique sous les doigts des deux musiciens. Aussi court que 1a, 1c est une constellation de points ayant chacun son éclairage, sa brillance et son impact résonnant.

CD II

La Troisième Sonate (1957) est composée dans l'effort et restera inachevée. Boulez y fait l'expérience de l' « œuvre ouverte », présentant sa partition sous forme de feuillets librement agençables. L'œuvre devait comporter cinq mouvements, nommés Formants ; deux seulement, Trope et Constellation (-Miroir) ont été publiés et par conséquent joués et enregistrés. En première mondiale, Wendeberg grave des fragments d'Antiphonie, Formant 1 sur lequel Boulez a travaillé de 1957 à 1963. Sans agressivité ni raideur ajoutées – l'écriture est suffisamment nerveuse et acérée ! – Wendeberg soigne la plastique des figures et le contrôle des dynamiques et parvient, dans une sonorité toujours somptueuse, à dessiner un phrasé par delà la discontinuité entretenue dans toute la Sonate. Il est rejoint par , fidèle au piano 2 dans les Structures pour deux pianos – Deuxième livre (1956-1961). Moins aride que le premier, avec plus de chair et de textures, ce deuxième Livre s'articule en deux « chapitres ». Si le premier fait appel au pianisme généreux des deux partenaires, le second réintroduit l'aléatoire dans le parcours et offre à l'auditeur l'une des pages les plus fascinantes du piano boulézien en terme de couleurs, d'espace, de capacité résonante et de virtuosité, celle de (premier piano) assumant les traits vertigineux de deux « cadences » dans les registres extrêmes de son instrument. Une version alternative, modifiant sensiblement la trajectoire, figure également dans cet album, seule manière tangible pour l'auditeur de cerner les enjeux de l'« œuvre ouverte ».

Des trois pièces « de circonstance » qui referment le coffret dans l'interprétation de Wendeberg toujours, on retient la fulgurance du geste dans Fragment d'une ébauche (0'37 !), l'énergie du son et la volubilité du jeu d'Incises (1994-2001) et la beauté du son et de sa résonance dans Une page d'éphéméride (2005), dernière contribution boulézienne, ô combien envoûtante, au répertoire du piano.

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