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Les ultimes périples du Wanderer schubertien selon Jean-Marc Luisada

nous livre une vision originale, au radicalisme presque solaire, de deux sonates de : la «Reliquie » en ut majeur D. 840 et surtout l'ultime D. 960 en si bémol majeur. 

Si depuis sa cinquième place au Concours Chopin à Varsovie en 1985, le nom de demeure pour le grand public associé à celui du compositeur polonais – et dans une certaine mesure à Robert Schumann – l'artiste, au fil de l'interview servie en guise de texte de présentation au présent album, se plaît à rappeler son affinité schubertienne cultivée depuis longtemps. Avant même son entrée au Conservatoire National Supérieur de Paris, ses professeurs Denyse Rivière et Marcel Ciampi, par leur proximité avec Yehudi Menuhin, lui avait permis d'intégrer la Menuhin School de Londres, où, alors bien plus qu'en France, la place du compositeur autrichien était primordiale. Il s'agit donc avec ce disque, de la concrétisation d'une longue histoire d'amour avec ce répertoire.

A vrai dire, le Schubert de se veut aussi fraternel qu'impitoyable – au fil de la Sonate en si bémol majeur, on songera plus d'une fois à la figure terrifiante du Döppelganger, du Schwanengesang : rien ne sera épargné à l'auditeur, compagnon de cet inéluctable périple. L'entier molto moderato initiai, d'un saisissant clair-obscur, atteint une dimension épique, voire dantesque par ses à-pics, par la cruauté consommée de ses ruptures au fil des énoncés, par le débit volontaire et serré, mais sans précipitation du discours (sis à l'opposé des versions lentissimes de Sviatoslav Richter ou d'Elisabeth Leonskaja). Mais, d'un revers de la main, l'atmosphère peut promptement se détendre et se parer d'une confondante tendresse doublée d'une indicible mais prégnante tristesse (transition entre la fin de l'exposition et début du développement). Tout y est ici exprimé en parfaite transparence mais aussi en pleine conscience intransigeante : la plus grande douceur voisine une sous-jacente violence. La sonorité se voudra par endroits impalpable et cristalline (à partir de 13′ – plage 3) elle pourra aussi se cabrer au moindre fortissimo et s'avérer d'une sidérante noirceur (les trilles de la main gauche, particulièrement mats et térébrants juste avant la reprise de l'exposition à 5'11).

L'andante sostenuto que l'on a connu ailleurs si immatériel (Lazar Berman, Emi- Alfred Brendel, Decca- Mitsuko Uchida, Decca) sonne ici telle une ultime et hagarde marche funèbre vers l'Inconnu, rythmiquement inaltérable malgré cette courte et ambiguë échappatoire apportée par toute la section médiane, placée sous les ailes du chant et rare oasis de relatif répit : les ultimes progressions harmoniques, menant à un serein ut majeur, se veulent « acceptation de la Mort » selon les propos de Jean-Marc Luisada, lequel au fil de son interview renvoie cette sensation d'immobilité, au temps suspendu du cinéma de Yasujiro Ozu. Le scherzo bien plus retenu qu'à l'accoutumée, n'apporte aucun divertissement badin à ce terrible parcours et le final, dans toute son ambigüité entre modes majeur et mineur, évitera singulièrement toute résolution des tensions cumulées par un incongru happy end ou par une apothéose par trop triomphale. Cette réalisation à la fois poétique et immanente, suggestive et directe, solaire et noire, se situe aux antipodes de la conception sophistiquée et (trop ?) distanciée de Krystian Zimmerman (DG), et ne laissera le mélomane ni indemne ni indifférent. Jean-Marc Luisada y atteint avec une confondante sincérité l'essentiel de la sehnsucht schubertienne par cette science consommée des contrastes et cette conception aboutie du temps musical .

En guise de vaste portique à cette somptueuse version de l'ultime sonate, le pianiste a choisi les deux seuls mouvements totalement achevés de la bien moins connue « ut majeur » D.840 « Reliquie », lesquels, tels ceux de la symphonie Inachevée se suffisent largement à eux-mêmes : sont donc rejetés les deux derniers temps (tant les torso schubertiens originaux, jadis joués en l'état par un Sviatoslav Richter – Decca – que leurs versions de concert réalisées par un Ernst Krenek pour le moins bavard). L'approche pianistique altière avec ce touché impérial et cette permanente recherche de sonorités (les saisissants effets de pédale à 11′, plage 1) se voudront d'avantage encore ici orchestrales et conquérantes dans l'immense moderato initial – donné avec la reprise – atteignant, sous des dehors classiques, des proportions et une hauteur de vue quasi brucknériens. L'andante, d'une simplicité confondante, et sans alanguissement pesant ou fumeux, se teinte ici d'un indéfectible spleen au fil des méandres de ses différents épisodes.

Jean-Marc Luisada s'impose par sa conception aboutie, son ton singulier, sa « griffe » sonore hautement personnelle, comme un schubertien racé et patenté : un album qui, à n'en pas douter, fera date !

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