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À l’Atelier lyrique de Tourcoing, l’Oiseau de feu dans tous ses états

directeur artistique de l'Atelier lyrique de Tourcoing et son rendent un hommage à la fois au peintre tourquennois Mahjoub Ben Bella – via une plantureuse partition de – et à , pour la commémoration du cinquantième anniversaire de sa mort, avec le toujours féérique Oiseau de Feu.

Mahjoub Ben Bella (1946-2020), en provenance de son Algérie natale s'est installé à Tourcoing à dix-neuf ans, et y a poursuivi son apprentissage artistique à l'école des Beaux-Arts. Après un passage à l'école nationale des Arts décoratifs, puis à l'école nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, il a installé son atelier dans sa ville d'adoption où il est décédé en 2020. Ses œuvres, souvent monumentales, abstraites et très colorées rappellent ses origines par les réminiscences de la calligraphie arabe ou des tapis d'orient, par les juxtapositions de textures et de couleurs. Mais cette œuvre picturale très gestuelle (avec des séries baptisées Mouvement, Tension ou Vibration..) plonge aussi ses racines dans un amour passionné de la musique sous toutes ses formes, avec ces hommages appuyés de l'artiste à l'Opéra, à Arthur Honegger, Miles Davis, John Cage ou… ; une huile sur toile de deux mètres sur deux est intitulée… L'oiseau de Feu. Le MUba Eugène-Leroy de Tourcoing lui consacre une rétrospective jusqu'au 21 février prochain et c'est dans cette optique que le Théâtre Raymond Devos et l'Atelier Lyrique programment ce concert.

Le compositeur , avait rendu en 1986 un vibrant hommage à son ami peintre franco-algérien avec la brillante partition d'orchestre Khamsalwann (un mot-valise arabe que l'on pourrait traduire par « consolation de fonte »), peu voire jamais rejouée depuis sa création en 1986 à Radio-France. À la manière jadis d'un Pierre Boulez, joue préalablement les pédagogues, présente, commente, dirige quelques brefs extraits de la partition touffue et irradiante et livre ainsi au public les clés d'entrée et la grille de lecture de l'œuvre avant son audition intégrale. Sont évoqués le rôle structurant harmoniquement de l‘intervalle de seconde, les ponctuations flamboyantes des cuivres, le grand thème incantatoire confié aux altos puis à la petite harmonie, le personnage rythmique faisant irruption aux timbales, flûtes et contrebasses combinées, les figures faites de glissandi et tremolos confiées aux cordes et surtout l'art et la manière avec lesquels tous ces éléments sont brassés au fil d'un discours musical dru et complexe. Donnée dans son intégralité (et d'une durée d'environ quinze minutes), la partition révèle une science sonore combinatoire très imaginative pouvant rappeler par instant tantôt le Varèse alchimique d'Arcana, tantôt le Dutilleux de Timbre, espace, mouvement (autre partition d'inspiration picturale), et l'on reste ébahi par le tempérament incendiaire et fantastique déployé par un compositeur farouchement indépendant qu'il serait, plus de quinze ans après sa mort, grand temps de redécouvrir, de surcroît comme cette après-midi servi par une interprétation précise et irréprochable.


Les Siècles ont la particularité d'interpréter les partitions programmées sur l'instrumentarium historique le plus approprié par sa facture nationale, avec instruments anciens ou copies d'anciens comme le fait de l'autre côté de la frontière franco-belge toute proche, l'Anima Aeterna Brugge de Jos Van Immerseel, bien au-delà de l'âge baroque ou de l'axe viennois Mozart-Beethoven-Schubert, dans un même souci philologique. Cette prospective singulière mérite d'être soulignée pour son retour aux pratiques et aux timbres tels que connus in illo tempore par tous ces compositeurs majeurs du répertoire ainsi revisités.

Ainsi pour ce programme, les cordes tendues sont donc en boyaux, les vents se veulent français, avec des bassons particulièrement colorés et corsés dans toute l'étendue de leur tessiture, des hautbois un peu plus nasillards, des cors plus ronds et doux que leurs actuels descendants ; les cuivres ne sont pas en reste, avec la perce plus étroite des trompettes et trombones à la sonorité dégraissée et alerte à la fois. De plus, le cadre du théâtre municipal de Tourcoing avec son acoustique plus sèche renvoie de manière idoine, à celle de « fosse » d'orchestre, cadre original des créations en tant que ballets et avant leur entrée au répertoire symphonique – de Ma mère l'oye ou de l'Oiseau de feu.

Ma mère l'Oye de Maurice Ravel est ici donnée dans sa version intégrale de 1912, comportant donc outre les cinq pièces orchestrées de la suite originale pour piano à quatre mains, l'introduction et la danse du Rouet, ainsi que les intermèdes reliant les diverses scènes. Rappelons que l'orchestre y est relativement réduit, telle une formation « Mozart » revisitée (bois par deux, deux cors, percussions et les cordes) mais soumise aux sortilèges d‘un orchestrateur-né. Si les timbres des vents se révèlent particulièrement idoines (le hautbois de Hélène Mourot, le contre basson de Jessica Rouault), si la sonorité de l'orchestre (malgré quelques distractions évitables des pupitres d'alti et de contrebasses) semble idéalement feutrée, l'essentiel de l'œuvre échappe, nous semble-t-il, par moments à ; les intermèdes, assez secs, sont expédiés en simples ameublements chorégraphiques, sans la poésie de la précision et de la transition scénique qu'y distillait jadis un Pierre Boulez. L'on oscille donc entre lieux communs et moments élus indiscutablement réussis (émouvant Petit Poucet, superbes Entretiens de la Belle et la Bête, apothéose du Jardin féérique), sous cette battue par moments un rien indifférente jouant davantage la lettre que l'esprit. Des chefs d'orchestre du passé, associés de près à la création ravélienne (Pierre Monteux) ou disciples du maître de Montfort-L'Amaury (Manuel Rosenthal) nous ont laissé des témoignages discographiques plus prégnants – quant à une certaine poétique d'interprétation de ce discret et pudique chef d'œuvre – tout aussi « authentiques » in se.


Après l'entracte, nous retrouvons un orchestre pléthorique (trois harpes !), totalement ressaisi, pour un Oiseau de feu d' globalement bien plus probant. Plus encore que dans Ravel, la spécificité timbrique si savoureuse des Siècles fait mouche (si l'on excepte peut-être un pupitre de cors un rien enrhumé). Le ballet est ici aussi donné dans sa version intégrale, et dans sa mouture originale de 1910, telle que créée aux Ballets Russes de Serge de Diaghilev.

François Xavier Roth considère, à juste titre, la luxuriante partition à programme, épique narration d'exploits surnaturels, dans la descendance des grandes fresques symphoniques voire des derniers opéras signés Rimski-Korsakov, le maître à penser du tout jeune compositeur. C'est ici avec une idéale largeur de geste qu'il campe l'introduction ou esquisse les sortilèges vénéneux du jardin de l'infernal Katschei, qu'il dessine ludiquement la capture de l'Oiseau de Feu par Ivan tsarévitch ou qu'il stylise avec le pittoresque requis la ronde des princesses. Il libère totalement son orchestre, aux timbres idéalement rauques et magnétiques, au fil d'une danse infernale d'un impact tellurique et fantasque impressionnant. La célèbre berceuse et le triomphal final à l'apothéose très habilement dosée ponctuent cette vision imparable et habitée. Chef et orchestre transmutent ce ballet en symphonie à programme, authentiques « tableaux de la Russie païenne », tels que le seront aussi, quelques années plus tard, les deux parties du Sacre du printemps. Cette interprétation survoltée et très réussie est longuement acclamée comme il se doit par un public conquis.

Crédits photographiques : Mahjoub Ben Bella , l'Oiseau de Feu, hommage à Stravinsky (2011), huile sur toile, 200 cms x 200 cms, collection particulière © Muba Eugène Leroy, Tourcoing ; Les Siecles au festival Berlioz de la Cote Saint-André © Bruno Moussier ; François-Xavier Roth © Ugo Ponto, ONL

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