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Parcours Stravinsky sous l’archet de Thomas Albertus Irnberger

Le jeune et prodigieux violoniste autrichien Thomas Albertus Irnberger nous gratifie d'un album pour l'essentiel consacré à , cinquantième anniversaire de la mort du compositeur oblige.

Le disque rassemble le Concerto en ré majeur, le Duo concertant, ainsi que quelques transcriptions bien senties. La peu courue fantaisie de concert sur des thèmes russes de Rimski-Korsakov ponctue un peu bizarrement cet enregistrement, assez parfait sur le plan de la technique violonistique, mais plus équivoque quant aux choix interprétatifs de l'artiste.

Commandité à l'intention du violoniste américain par le riche mécène J. Blair Fairchild, moyennant de coquets honoraires, le Concerto pour violon en ré majeur de Stravinsky, d'esthétique néo-classique, se réfère en permanence à Johann Sebastian Bach, tant par l'intitulé des mouvements (Toccata, Aria I et II, Capriccio), que par ses formules mélodiques ou ornementales, ou encore par la motorik de ses temps extrêmes. Mais c'est avant tout pour le soliste un formidable défi à relever tant sur le plan de la virtuosité que de l'éloquence et de la stylistique.

La collaboration entre Stravinsky et son interprète mènera l'année suivante à ce Duo concertant pour violon et piano, hommage à la poésie antique et pastorale de Virgile et pudique essai très réussi de rhétorique chambriste. De sept ans antérieure, la suite italienne adapte pour la formule du duo violon-piano des extraits de Pulcinella, le fameux ballet réécrit d'après Pergolèse (et ses contemporains).

Voici plus de vingt ans que le toujours jeune violoniste autrichien Thomas Albertus Irnberger, peu connu de ce côté du Rhin, mais fêté en pays germaniques, mène une carrière internationale de soliste et de chambriste au plus haut niveau : il est depuis trois lustres lié par contrat exclusif au label viennois Gramola, pour lequel il a gravé une bonne quarantaine de disques, et souvent en compagnie de prestigieux partenaires (Paul Badura-Skoda, Jorg Demus, Michael Korstick ou David Geringas).

Dans le concerto de Stravinsky la (trop ?) riche sonorité, la tenue instrumentale ou l'intonation d' Irnberger sont irréprochables au fil des mouvements extrêmes, mais l'archet y est généreux, trop peu incisif dans l'articulation des détachés et dans la gestion des rebonds rythmiques. La direction souvent trop lente, en retrait et peu fouillée de Doron Solomon (partenaire habituel du soliste) à la tête de l'orchestre de l'ORF Wien manque singulièrement de piquant et la captation assez brouillonne opacifie le jeu des répliques rapides entre soliste et vents au fil d'une Toccata liminaire plus prudente que jubilatoire ou d'un capriccio final torpide, malgré un soliste en permanence aux abois. Les deux arias centrales s'écartent de toute joute spéculative néo-baroque pour jouer d'avantage la carte d'une « nouvelle objectivité « (aria I) ou d'un sombre expressionnisme (aria II) – les Häuser am Meer d'Egon Schiele reproduites en couverture seraient-elles en rapport ? – une approche qui siérait plus au Concerto funèbre de Karl Amadeus Hartmann qu'à ce Stravinsky d'avantage épuré. Nous resterons donc fidèle à la parfaite connivence affichée par les tandems Perlman-Ozawa (DGG) et plus encore Mullova-Sallonen (Decca à rééditer), et surtout au grain de folie (la toccata initiale !) et à la précision chirurgicale (le capriccio !) nimbant la gravure illustre d'une Hillary Hahn insolente d'aisance en compagnie d'un Sir Neville Marriner très inspiré (Sony), sans oublier bien entendu au sein d'un riche panorama historique (Gitlis, Grumiaux, Oïstrakh, Schneiderhan…) la gravure de référence d'Isaac Stern en compagnie du compositeur.

Le versant chambriste de ce récital, en compagnie de l'excellent, mais un rien réservé, pianiste slovaque Pavel Kaspar, nous laisse une même impression mitigée, pour des raisons similaires. Si la célébrissime danse russe de Petrouchka et la Chanson de Parasha extraite de Mavra, toutes deux transcrites pour l'instrument par , nimbées ici d'une gouaille populaire bien sentie, n'appellent aucune réserve, la Suite italienne, dans cette mouture violon et piano, souffle le chaud et le froid. Certes voilà du très beau violon (Serenata), d'une élégance ironique et racée, d'une volontaire confusion stylistique entre héritage baroque et relecture modernistes (Tarentella, Gavotte, …), mais aussi d'une coquetterie parfois un rien appuyée dans l'articulation un peu trop romantisée (Introduction, Finale). La perspective sonore du duo concertant nous semble encore d'avantage faussée ; il s'agit avant tout, comme le titre l'indique (!) d'une joute musicale à parts égales entre cordes frottées et frappées. Or par sa personnalité assez écrasante, et/ou par un artefact de la prise de son, Thomas Albertus Irnberger relègue quelque peu dans l'ombre « son » pianiste (le trait en notes répétées au clavier de la Cantilène en est même gommé !), ici d'avantage accompagnateur que partenaire (Églogue II , Gigue). Il surligne de même un peu trop la blanche envolée de la dithyrambe finale. Nous restons fidèle dans ces deux œuvres à la version d'Isabelle van Keulen et d'Olli Mustonen, dans leur intégrale de la musique pour violon et piano due au maître (Decca ou Newton, à rééditer), et pour le duo concernant tant aux versions historiques laissées au clavier par le compositeur (avec , Warner, ou Joseph Szigeti, Sony), qu' à la miraculeuse réalisation d'un tout jeune Ithzak Perlman en parfait partenariat avec un exceptionnel Bruno Canino (Warner).

Il est enfin curieux, même si c'est un retour à la Russie ancestrale – dans ce registre, un programme tout Stravinsky eût été envisageable, avec par exemple le divertimento, transcription d'extraits du ballet le Baiser de la Fée, en hommage à Tchaïkovski – de voir convoqué en fin de parcours le « professeur » Rimski-Korsakov, pour sa charmante mais un peu bavarde Fantaisie de concert sur des thèmes russes, opus 33. D'une magnifique effusion et d'une parfaite adéquation stylistique, et en compagnie d'un orchestre et d'un chef ici pleinement concernés, Thomas Albertus Irnberger ponctue avec panache ce parcours discographique parfois déroutant et légèrement décevant, malgré son lustre instrumental.

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