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Ashton/Eyal/Nijinsky : un vent de Russie à l’Opéra de Paris

Les Ballets russes de Diaghilev sont une source d'inspiration inépuisable : en parallèle de la reconstitution du Sacre du Printemps de par , présente une version très réussie du célèbre Après-midi d'un faune. Rhapsody de Frederick Ashton, ballet à la technique virtuose, vient compléter ce programme.


Cette soirée dite russe s'ouvre paradoxalement sur Rhapsody, un ballet du très britannique Frederick Ashton. Le lien avec la Russie est double : la musique, Rhapsody sur un thème de Paganini, est de Serge Rachmaninov, et le ballet a été créé en 1980 pour le danseur Mikhail Baryshnikov. Ce ballet néoclassique offre un contrepoint intéressant aux deux autres pièces, mais il aurait été peut-être plus à propos de choisir une œuvre d'un chorégraphe russe du XXe siècle, les possibilités ne manquant pas ! Rhapsody est un ballet de style néoclassique, à la technique virtuose. Créé pour le 80e anniversaire de la reine mère Élisabeth, le ballet est conçu comme un feu d'artifice. Les couleurs très vives des décors aux formes géométriques, la rapidité d'exécution, les prouesses techniques des solistes et du corps de ballet, tout concourt à ravir la pupille. Pablo Legasa, jeune Premier danseur (nommé en 2020), interprète le rôle de soliste masculin : vêtu d'un pourpoint rouge et or, vif comme un lutin, il bondit sur la scène, tournoie, effectue des diagonales glissées, le corps penché dans un savant déséquilibre. Un peu de fébrilité s'est fait sentir dans la première partie, conduisant à quelques erreurs, mais Legasa a su en faire abstraction dès l'entrée en scène de sa partenaire, l'excellente . Magistrale, Pagliero enchante par sa technique précise et nuancée, sa grâce, son haut du corps souple et son bas de jambe vif et délicat. Elle se joue de toutes les difficultés de sa partition et emmène son partenaire dans le rythme effréné du final.

Pour sa première création pour l'Opéra national de Paris, s'empare du Prélude à l'Après-midi d'un faune de Debussy, 109 ans après , en en donnant une version plurielle, Faunes. La pièce est en effet conçue pour 8 danseurs, 5 femmes (, , , , ) et 3 hommes (, , Antonin Monié). Ancienne danseuse de la Batsheva Dance Company, dont elle a ensuite été directrice puis chorégraphe résidente, , a été fascinée très jeune par l'esthétique de . Créé en 1912, L'Après-midi d'un faune a fait scandale en raison de la sensualité exacerbée du faune incarné par Nijinsky ainsi que par le caractère statique des poses de profil à la manière d'un bas-relief antique.

Sharon Eyal s'approprie intelligemment le thème : son style, caractérisé par le travail sur demi-pointes, la physicalité, l'inspiration gaga dans les torsions poussées à l'extrême, la sensualité des corps, s'enrichit de clins d'œil au faune de Nijinsky, avec les poignets cassés par exemple. Le côté animal est omniprésent, les corps se meuvent comme poussés par la brise du vent, les bras ondulent comme des feuillages. excelle dans cette gestuelle, son corps semble presque désarticulé à force de souplesse, ses gestes sont mus par une puissance intérieure. Le propos de Faunes est très actuel dans la mesure où la chorégraphie indifférencie les langages corporels masculin et féminin. On assiste à une fusion entre les nymphes et le faune, hommes et femmes dégageant une sensualité et une force équivalentes, sans prédateur ni proie. Les costumes conçus par évoquent discrètement le drapé des tuniques antiques croisées sur la poitrine. Leur couleur chair et les shorts très courts permettent aux costumes de se fondre avec les corps dont ils suivent les ondulations.

Enfin, la reprise par le Ballet de l'Opéra de Paris de la version du Sacre du printemps de Nijinsky, reconstituée par , est un événement. Certes, ce n'est pas la première fois que le chef-d'œuvre de Nijinsky reprend vie. Une première reconstitution, effectuée par les chercheurs Milicent Hodson et Kenneth Archer, a été présentée en 1987 par le Jeoffrey Ballet. , chorégraphe contemporaine, propose une version alternative, présentée pour la première fois en 2014. S'inspirant des décors et costumes de Nicolas Roerich, travaillant sur les archives et notamment la notation Laban, Dominique Brun assume des choix d'écriture. L'œuvre présentée donne toutefois une idée précise de ce que à quoi pouvait ressembler la chorégraphie d'origine de Nijinsky. Les décors de scène sont les peintures de Nicolas Roerich, les costumes, conformes aux images qui nous sont parvenues, nous propulsent dans la Russie païenne. Il est émouvant de voir ressurgir cette œuvre plus d'un siècle après sa création. La modernité de la chorégraphie reste intacte : les poses en dedans, genoux vers l'intérieur, dos voûtés, têtes penchées, sauts jambes repliées, la violence rituelle, n'ont pas pris une ride. Toutefois, l'œuvre n'enthousiasme pas autant que la version de Pina Bausch par exemple, qui fait date. On ne ressent pas l'énergie de groupe à son apogée, ni la cruauté du sacrifice de l'Élue (). Est-ce un manque de cohésion du groupe, le caractère folklorique des costumes et des personnages légendaires, le fait que la musique soit enregistrée et non jouée en direct (pour cause de cas de Covid dans l'Orchestre) ou que le caractère transgressif de la chorégraphie s'est émoussé ? Quelle qu'en soit la raison, l'on ne peut s'empêcher d'avoir l'impression d'avoir devant les yeux une pièce de musée.

Crédits photographiques : © Yonathan Kellerman / ONP

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