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Sur la frontière avec 4.48 Psychosis de Philip Venables

Révélé au public français à l'Opéra du Rhin en 2019, le premier opéra et coup de maître de , 4.48 Psychosis, est donné en version de concert par l'EIC sur la scène de la Cité de la Musique. Le spectacle boucle le portrait en trois volets que lui a consacré cette année le Festival d'Automne.

 

Il n'y a pas de librettiste pour cet opéra qui reprend quasi intégralement le texte éponyme de Sarah Kane ; c'est la dernière pièce de théâtre que la dramaturge britannique écrit avant de se suicider à l'âge de 28 ans. Dans 4.48 Psychosis, les personnages ne sont pas définis, ni les limites entre le réel et l'imaginaire, le texte juxtaposant sans cohérence évidente, monologues intérieurs, bribes de conversations, liste de médicaments, chiffres… Les couches hétérogènes de texte chez Kane sont autant de strates sonores envisagées sous différents angles/genres musicaux. C'est la forme, avant même le contenu, qui séduit Venables aimant lui aussi casser le rapport entre l'interprète et le personnage.

Les six chanteuses que convoque l'opéra, même si Venables leur donne des prénoms, n'incarnent pas des êtres de chair. Elles sont les voix intérieures d'une même figure centrale, Gwen (alias Sarah Kane ?) qui se débat entre la dépression, l'envie de mourir et la révolte qui la rattache à la vie : « Je chante sans espoir sur la frontière », écrit Sarah Kane, pointant ce perpétuel entre-deux où se situe son théâtre. L'ensemble des douze musiciens (incluant trois saxophones, un accordéon et un clavier électronique) n'a pas vocation à être dans la fosse. l'intègre au contraire à la dramaturgie tout comme la vidéo (celle de Pierre Martin), qui affiche sur l'écran tout ce qui ne sera pas dit ou chanté. Venables ajoute une autre strate spatio-temporelle avec l'électronique, un ressort essentiel qui entretient le mélange des genres et l'ambiguïté des sources : autant d'éléments qui permettent à cette version de concert en anglais dirigée par de fonctionner, faisant ressortir l'aspect organique et la dimension percutante de ses composantes.

On l'appréhende dès le début de l'opéra avec ces mots qui claquent sur l'écran alors que l'on a monté le niveau de la muzak qui flottait dans l'air depuis quelques minutes : le chaud-froid est terriblement efficace auquel l'auditeur sera constamment exposé dans ces vingt-quatre scènes où alternent l'émotionnel du chant (à travers les voix multiples de Gwen) et la violence des rapports avec le monde extérieur. De 100 à 0 (compter de sept en sept est un exercice qu'on soumet au patient déprimé), les chiffres énormes s'affichent sur l'écran qu'accompagne une musique pulsée et mécanique (celle des jeux vidéo) exécutée par un ensemble chauffé à blanc dont l'électronique darde les sonorités. Quant aux dialogues du médecin et de sa patiente – ils reviennent plusieurs fois dans l'opéra sur fond de muzak – ils sont pris en charge par les instruments de percussions placés sur le devant de la scène, à cour et à jardin : empreintes rythmiques (langue battue pourrait-on dire) des paroles échangées qu'on peut lire sur l'écran dans une absolue neutralité de ton. Les sonorités sélectionnées, plaque de métal acide, tambour fêlé avec timbre et bruit de la scie en action sur le tronc pour le médecin, même si elles font mal, ne vont pas sans humour, auquel répondent les impacts énormes de la grosse caisse jouée parfois avec les poings par Gilles Durot. Dans 4.48 Psychosis, l'émotion passe par le corps (musique coup-de-poing à l'instar du théâtre de Kane) et l'affect à travers le choix des timbres : ce fouet dans les mains du percussionniste qui lacère continuellement l'espace, la caisse claire et sa connotation militaire, les salves d'orgue dans une résonance de cathédrale, le son funèbre des cloches-tubes, le dénuement du piano-jouet ou ce chant de l'enfance fredonné par une voix a cappella qui réchauffe le cœur.

Les voix (trois sopranos et trois mezzos) sont tour à tour solistes ou en polyphonie, qui traduisent l'entre-choc et le chaos des pensées de Gwen. Se superposent des voix parlées, pré-enregistrées, mêlant les espaces et les temporalités comme ils se mélangent dans la tête multiple du personnage. Pour autant, la voix puissante et veloutée, invoquante autant que révoltée, de (Gwen) reste au centre de l'écoute, dans ces instants proches du lamento baroque où la voix chute sur le glissando dépressif des cordes ou encore dans cette scène superbe où le chant éperdu de la soprano aux divins aigus plane au dessus d'un chœur de voix très solidaires. On ne saurait les départager tant les cinq voix sont homogènes (celles de la création de 2016, excepté pour l'une d'entre elles) ; le timbre est lumineux et les lignes flexibles qui comblent nos attentes. Saluons également l'équilibre des forces instauré sur le plateau par et la précision de l'ingénierie sonore dans un opéra qui repousse les limites du genre et dont la force émotionnelle nous étreint.

Crédits photographiques : © Monica Dealwis ; concert ©

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