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Christoph Marthaler et le problème Giuditta

L'Opéra de Munich affiche la dernière opérette de Lehár pour un spectacle qui ne parvient pas totalement à justifier ce choix.

Parmi les spectateurs de l'Opéra de Munich, beaucoup auraient sans doute préféré une version au premier degré de la « comédie musicale » Giuditta, dernière opérette de Lehár, composée en 1933 et créée l'année suivante avec Jarmila Novotna et Richard Tauber. Mais voilà, ce n'est pas possible, et c'est de cette impossibilité que naît le spectacle de . Ce qui rend le premier degré problématique, c'est à la fois le contexte de sa création, qu'on ne peut oublier – le début de la dictature nazie en Allemagne, la dérive autoritaire en Autriche. Mais c'est aussi, sans même parler de la qualité relative de la musique, un scénario fait de clichés, avec ce personnage impossible de femme fatale, le couple bouffon si pauvre mais si gai, et l'envoi des militaires dans le désert africain quelques années à peine après la répression coloniale violente de l'Italie fasciste en Libye. Il semble, de fait aujourd'hui, bien difficile de monter Giuditta

La tonalité de l'œuvre de Lehár est loin de la franche gaîté, et le spectacle qu'en tire Marthaler est plus triste encore. Pour ancrer l'œuvre dans son temps, le metteur en scène intègre des scènes de la pièce Sladek ou l'armée noire de Horváth, peut-être pas la meilleure pièce du génial dramaturge transnational, mais un contrepoint pertinent au militarisme béat du livret (l »armée noire » désigne la reconstruction clandestine et illégale d'une armée allemande au nez et à la barbe de la République de Weimar, les spectateurs de la série Babylon Berlin en ont entendu parler). Mais l'intérêt de Marthaler ne se limite pas à un horizon historique : comme dans son spectacle historique au Parlement de Vienne, il se fait la mauvaise conscience de notre temps, qui laisse se déployer dans l'espace public les porteurs de mort au motif qu'il ne s'agit que de mots. Marthaler et sa troupe, notamment ses fidèles acteurs, savent comme personne peindre une société lasse d'elle-même, attendant quelque chose sans savoir quoi, et incapable d'atteindre le plaisir qu'elle recherche tant.


On aura beau jeu d'accuser cette approche de plomber la soirée. Ce qui en limite l'impact, cependant, c'est d'abord les limites de l'interprétation musicale. On peut difficilement imaginer une Giuditta moins sensuelle que , belle Chrysothémis à Salzbourg cet été, mais ici transparente. Une Giuditta étrangère à tout ce qui l'entoure, avec d'ailleurs un fort accent, cela pourrait être intéressant, mais on espère en vain un frémissement, une souffrance, une émotion sous la façade glacée. Ses partenaires masculins n'ont pas beaucoup plus de laisser-aller ; reste un peu prisonnier du hiatus de son double rôle, ténor de caractère côté Lehár, soldat aliéné côté Horváth. Le rôle masculin principal, l'amour éternel de Giuditta n'est pas une mince affaire : Lehár, en quête de respectabilité musicale, lui demande à la fois un engagement héroïque et la souplesse d'un gandin d'opérette, et se retrouve dans un entre-deux visiblement très inconfortable. Avec dans un rôle secondaire (et dans un beau passage de La main heureuse de Schönberg), est la seule à trouver véritablement sa place dans son rôle et dans le spectacle, à la fois pétillante soubrette de comédie et interprète délicate d'un des Altenberg-Lieder de Berg.

Car Marthaler met en regard la tentative du vétéran Lehár, très loin de ses anciens succès, de coller aux dernières modes musicales, avec ses contemporains autrement ambitieux, Berg, Schönberg, Ullmann ou Bartók, et le choc est parfois rude. , en fosse, prend nettement parti pour ces derniers, en laissant la partition de Giuditta à tout son kitsch pompeux, et en livrant des interprétations abouties des pièces insérées par Marthaler – on aurait aimé, tant qu'à faire, avoir aussi les trois autres Altenberg-Lieder. Tout ceci ne parvient pas tout à fait à nous convaincre de la pertinence de monter Giuditta aujourd'hui, même avec un regard critique.

Crédits photographiques : © Wilfried Hösl

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