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À la redécouverte de Julius Eastman

Quatre musiciens parfaitement rodés aux langages minimalistes proposent l'intégralité des pièces pour quatre pianos de

Ce compositeur fut l'un des très rares afro-américains reconnus de l'avant-garde musicale new-yorkaise dans les années 70 et 80, avant de mourir oublié de tous en 1990. , Stéphane Ginsburgh, et participent à la redécouverte de l'œuvre engagée de cet autre grand nom de la musique américaine, en proposant une interprétation originale et novatrice de ces Three Extended Pieces for Four Pianos.

Les revendications politiques de Julius Eatsman (1940-1990), affirmant haut et fort son identité de noir homosexuel, transparaissent au fil des titres des trois morceaux qui appartiennent à sa « Nigger Series ». Ils ont été enregistrés dans ce double album lors du concert donné à Strasbourg le 28 septembre 2019, dans le cadre du festival Musica. Il est appréciable de pouvoir redécouvrir une composition sous un jour insoupçonné. Evil Nigger (1979) est en effet proposé dans une lecture très différente de l'enregistrement live avec le compositeur au piano, disponible sur internet (le 6 janvier 1980 à la Northwestern University de New York). Moins furieuse, urgente et tranchante, mais plus analytique, parfois même onirique, cette version permet de se convaincre de la richesse de l'œuvre, qui autorise ces regards multiples. Tout un univers sonore se tisse à partir de la simplicité apparente des répétitions incessantes des descentes et des trémolos qui la parsèment.

Gay Guerilla (1980) confirme la perspicacité de la lecture des quatre musiciens : la même comparaison permet d'apprécier leur cisèlement précis des couleurs, dans une lente progression de la pâte sonore patiemment façonnée, pendant laquelle un simple motif de deux notes brèves et une note longue parvient à transformer les martellements des pianos en un prodigieux carillon extatique, dont les bourdons résonants se propagent longtemps, autant dans l'exécution que dans la mémoire.

Ce choix d'interprétation atteint son sommet avec Crazy Nigger (1980), qui étire sur l'intégralité du deuxième disque une musique radicalement hors du temps, dont les multiples miroitements et ondulations colorées bénéficient ici d'une clarté extraordinaire. L'oreille semble saisir les moindres vibrations d'une immense surface d'eau limpide, constamment mouvante et ridée par les frémissements ou les bourrasques du vent. La pièce présente de nombreuses phases au fil desquelles les pianos sonnent tour à tour comme des instruments à archets, des générateurs de sons synthétiques avec leurs filtres ou de nouveau comme un ensemble de cloches, tout cela en restant purement acoustiques. Une expérience intense.

Les microphones de Jarek Frankowski captent parfaitement les effets ahurissants de fusions entre les timbres des pianos qui nous avaient transportés lors du concert à Musica. L'auditeur doit se préparer à une longue méditation au cours de laquelle il expérimentera la prodigieuse faculté du sonore à tout faire oublier : les interprètes, les instruments, les gestes, le sentiment même d'écoute et le déroulement du temps, plongeant dans cette étonnante sensation que le présent peut se conjuguer avec l'éternité. Un double album essentiel.

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