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Amina Edris, une Traviata est née à l’Opéra de Limoges

La Traviata est sans doute l'œuvre du grand répertoire la plus jouée et la plus connue et demandée par le public. On l'a vu sous tellement de coutures que l'on en vient à se dire qu'elle devient difficile à monter sans sombrer dans la lassitude. La performance magistrale d' et la lecture sensible de nous donnent tort.


Pour qui serait gêné par les décors contemporains et le spectacle de cette société vulgaire à la dérive, il faut rappeler que la proposition de est totalement fidèle à l'esprit de Verdi qui dès la création de l'œuvre en 1853 a souhaité l'inscrire dans une réalité contemporaine pour dénoncer le système patriarcal et tendre un miroir dérangeant aux spectateurs. poursuit ce dessein et montre une société qui malgré sa modernité continue de broyer des destins de femmes par une alliance ténue entre le désir masculin et les injonctions du capitalisme, réduisant la femme à un objet désirable et désirant, totalement assujettie à la consommation et au regard masculin.

La représentation est entrecoupée de scènes de théâtre et s'ouvre sur le mariage contrarié de Virginia Germont, la sœur d'Alfredo et qui constitue la vraie raison du sacrifice de Violetta. Là encore, ce n'est pas une trahison du livret puisque la demande est clairement formulée par Germont père dans les dialogues de l'acte II. Il s'agit de préserver la réputation du fils pour sauver le mariage de la sœur. Deux personnages, incarnés par deux excellentes comédiennes font leur apparition : Jacqueline Germont (Jacqueline Cornille) en grand-mère dominatrice représentant l'ancienne génération de femmes « complices » du patriarcat et Virginia Germont (Noémie Develay-Ressiguiern), la sœur d'Alfredo, jouet des négociations familiales mais qui par ces assertions témoigne déjà d'une conscientisation source d'émancipation. C'est elle la seconde héroïne de cette production dont l'histoire intervient en reflet permanent de cette de Violetta.

Évocation réussie d'un univers de trivialité et de vulgarité qui n'est pas sans rappeler celui de La grande Bellezza de Paolo Sorrentino, la scénographie nous propose une déambulation un peu gadget d'une villa d'Ibiza à un luxueux sanatorium. Par ailleurs, les superpositions d'action aussi inspirantes soient-elles détournent parfois le spectateur de l'enjeu dramatique principal et le minimalisme glacé de l'esthétique contribue à accentuer cette distance avec le drame. Toutefois, malgré ces petits écueils le dispositif reste efficace, cohérent, intègre et offre surtout une réflexion passionnante et d'actualité à un public assez jeune qui semble avoir apprécié ce travail, soutenu par une remarquable distribution.

La standing ovation réservée à une bouleversée témoigne du choc reçu par le public. La soprano offre ici une prise de rôle absolument magistrale dans la lignée de sa performance de 2020 pour la Manon de Massenet à Paris. L'Opéra de Limoges ne peut que se féliciter d'avoir eu la primeur d'une telle performance qui confirme que la soprano est une révélation majeure de la scène lyrique. Avec une voix chaleureuse, pulpeuse et dense de l'aigu puissant au grave profond, elle réussit naturellement la quadrature du cercle des trois voix de soprano qu'exige le rôle. Des périlleuses vocalises du « Sempre Libera », au dramatisme incandescent du II, de la simplicité du « Dite alla giovine » à l'« Addio del passato » d'un lyrisme d'une suprême élégance, à faire fondre une banquise, tout est assumé avec une égale finesse d'approche. Au service d'un portrait fouillé qui ne cesse d'évoluer au fil des actes, elle apporte des couleurs rarement savourées, des nuances ineffables, un sens du discours et du tragique confondant pour une jeune artiste. Une émotion mémorable qui donne l'impression de la simplicité.

Face à elle, de jeunes artistes à la hauteur des enjeux. L'Alfredo de semble lui aussi attentif au discours et aux évolutions de son personnage dont on retiendra l'énergie et la grande fraîcheur. Le phrasé est travaillé, la voix séduisante, et si certains aigus sont parfois envoyés au forceps, la ligne de chant est maîtrisée et la prestation, homogène du début à la fin, est en parfaite osmose avec celle de sa partenaire.

est un Giorgio Germont en tout point parfait. Le superbe bronze cuivré de son baryton confère beaucoup d'autorité au personnage qui bénéficie en outre d'une présence théâtrale indéniable et d'un legato exemplaire. La confrontation avec Violetta au II est d'autant plus remarquable qu'il est arrivé en remplacement de dernière minute.

Autour d'eux, saluons les prestations notamment de la jeune Anina de Séraphine Cotrez, extrêmement touchante, le duo Yete Queiroz (Flora) et Frédéric Goncalves (Obigny) qui joue la carte de la drôlerie et fait des merveilles ainsi que le superbe baron Douphol de Francesco Salvadori.

Le chœur est à l'unissons dans son investissement scénique et il est d'autant plus valorisé que l'orchestre est ce soir en effectif réduit compte-tenu de la pandémie et des contaminations. C'est d'autant plus regrettable que la direction de est un modèle de frémissement et de nervosité qui porte le drame avec une science des contrastes qui met en exergue les montées de tension. Chaque pupitre est forcément ce soir plus exposé et l'on admire la précision des réponses de l'orchestre à la battue élégante du chef qui ne choisit pas entre beauté de la ligne et intensité du drame.

Une soirée assez exceptionnelle en somme qui laisse à penser que l'on en aura jamais assez de La Traviata !

Crédit photographique : © Steve Barek et Christophe Raynaud de Lage

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