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Alice de Philip Glass : le Ballet de l’Opéra du Rhin au Pays des Merveilles

La création mondiale d'Alice par le Ballet de l'Opéra du Rhin à La Filature de Mulhouse confirme le phénomène Glass. Une nouvelle production d'envergure chorégraphiée par et .

La partition d'Alice est d'envergure. D'une durée d'1h30, elle fait défiler une revue de dix-sept tableaux accordés aux numéros quasi- « cabaristiques » du célèbre roman de Lewis Carroll. Prévue pour un grand orchestre symphonique et un piano amené à jouer seul sur de longues plages, la voici, pour sa première mondiale, victime de l'injonction sanitaire : quarante instrumentistes seulement, qu'une assistance électrique rehausse d'un synthétiseur booster de graves et d'une amplification pianistique. Le son de l' est néanmoins puissamment prenant, glassien en diable, sous la baguette de , fidèle défenseuse d'un compositeur dont elle a déjà dirigé les grands opéras : Satyagraha et Akhnaten. s'y adonne à la pratique courante chez ses aînés (Haendel, Bach…) de l'auto-citation, une pratique bien compréhensible à une époque où le disque n'existait pas : sont ainsi immédiatement identifiées, à peine retouchées, trois Etudes pour piano : 4, 7 et l'envoûtante n°8.

S'ils sont venus, s'ils sont tous là (du Chat du Cheshire à La Reine rouge), cette nouvelle Alice vise aussi un re-questionnement du mythe. L'Alice de Glass est une vieille dame (la vraie Alice Liddell) qui s'endort devant son téléviseur et remonte jusqu'à ce temps lumineux de son enfance où un professeur de mathématiques bègue (Charles Ludwidge Dodgson, alias Lewis Carroll) décida de faire d'elle l'héroïne du roman le plus énigmatique de la littérature enfantine. Comme dans The Perfect American, portrait sans fard de Walt Disney, cette Alice n'évacue pas les zones d'ombre d'un homme qu'une éducation victorienne corseta jusqu'à un bégaiement qui ne disparaissait que face aux enfants.

et , telles deux fées chorégraphiques, ont veillé sur la naissance de cette énième Alice dont la conjonction de talents devrait davantage imprimer les mémoires que celles qui l'ont précédée (d'Alice in concert en 1980 avec Meryl Streep, à celle de Bob Wilson et Tom Waits en 1992). Ensemble très inspirés, les deux artistes chorégraphient au millimètre une partition millimétrée. Un maëlström d'images magnifiquement secondé par les peintures de Robert Israel (déjà familier de quelques premières mondiales glassiennes) et les vidéos impressionnantes de David Haneke (la mer de larmes et la forêt qui grandissent à vue !). Dramaturges inventifs, Hosseinpour et Lunn s'autorisent l'humour distanciée d'une transposition dans la période « élisabéthaine » actuelle d'une intrigue au départ « victorienne » : leur nouvelle Angleterre est dirigée d'une main de fer par une Reine rouge au chapeau très Queen Mum. Le collège où professe le héros est très poudlarien. La partie de croquet est une partie de football autour d'un savoureux ballon.


Le début du spectacle, à l'aune de l'inspiration musicale, est d'une profonde beauté : Alice, vieille, somnole dans son cottage perdu sous une nuit étoilée, un lapin surgi de son piano ressuscite les clichés de la prime jeunesse de la vraie Alice Liddell… La machine est lancée et, comme la vieille dame, on est prêt à retomber en enfance dans le terrier des lapins blancs-chorégraphes. La suite est étourdissante qui fait valser dans la nuit noire (et sous la lumière noire) une foule d'objets, de volées de portes, d'Alice portées, battant des pointes, de toutes proportions et dans toutes les positions. Un torrent magique que peut seul interrompre le flash de l'appareil-photo de Carroll agrandi aux dimensions de la scène.

Le Ballet de l'Opéra du Rhin, au grand complet, offre à cette Alice le plus vibrant engagement. Si solos, pas de deux et autres figures obligées du répertoire autorisent moult révélations individuelles, les scènes collectives soulèvent l'enthousiasme : osmose brillante et précision horlogère d'un corps de ballet agissant comme un seul corps fonctionnent à plein régime dans la salle de classe du professeur Dodgson, au cours de la danse des tasses de thé dans la forêt, et atteignent leur acmé dans un bouleversant finale où quelques secondes auront suffi à tout un chacun pour se délester de la folie costumière d'Anne Marie Legenstein et révéler une quasi-nudité destinée à s'éteindre dans les soubresauts d'un champ de bataille.

Dans cette version, Alice, qui se sera même transformée en garçon, est incarnée par plusieurs danseuses et par une comédienne : . À celle-ci le soin de chanter le seul lied de la partition (le Quadrille des Homards). À elle surtout d'incarner l'Alice qui se souvient et également, idée magnifique, Lewis Carroll lui-même. À elle de conclure : sur le champ de bataille où résonne à nouveau la superbe mélopée introductive, la vieille Alice, avant probablement de quitter définitivement son corps, laisse l'héroïne qu'elle fut s'étendre de tout son long, comme crucifiée, sur celui de son créateur à terre. Ultime image sublime d'un spectacle tellement fascinant que l'on aurait été bien inspiré de le donner sans entracte. Vite, une captation, pour tous, enfants et ex-enfants !

Crédits photographiques : © Agathe Poupeney

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