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Tristan Murail à l’honneur au Festival Présences

Deux œuvres phares de Tristan Murail et trois créations mondiales à l'affiche

Partenaire habituel du festival, l', à qui vient d'être décerné le Polar Price 2022, est sur le plateau du Studio 104.

Projeter le son vers un ailleurs

Le clarinettiste de l'EIC Jérôme Comte est seul en scène pour débuter la soirée avec En spirale de , donnée en création mondiale. La partition est écrite sur mesure pour le soliste hors norme que le compositeur connaît bien et qu'il met ici au défi : le titre est court et montre le geste qui consiste à propulser le son vers les hauteurs dans un flux d'énergie cinétique entretenu en continu durant les cinq premières minutes. La seconde partie cisèle dans les détails une trajectoire plus sinueuse mais non moins virtuose (slaps, sons tremblés, glissés, dialogue des registres, multiphoniques) qui gagne les aigus de l'instrument, embrasés par la voix de l'interprète fusionnant avec le son de la clarinette. La performance de Jérôme Comte est inouïe, poussant les capacités de jeu de l'instrumentiste aux limites, voire au-delà !

C'est cette même aspiration vers la lumière que recherche dans Par delà…, une pièce en trio (clarinette basse, piano et percussion) introduite par un court poème dit en voix off par le compositeur : Par delà… est une pièce de l'intime, très émouvante, qui sollicite l'écoute recueillie. Elle est amorcée par les scansions d'une grosse caisse « voilée » qui s'accélèrent et nous installent dans les pas du rituel bouddhiste zen. Le son fragile s'élève lentement, dans la spirale des trois instruments et l'hybridation des timbres pour tenter d'entrer dans une autre dimension du temps et de l'espace. Le célesta relaie in fine le piano (Hideki Nagano), la clarinette émet un dernier appel (Alain Billard) tandis que résonnent les crotales dans la lumière et sous le geste du célébrant (Aurélien Gignoux).

Un poème, celui du jeune Baudelaire récemment authentifié, Le porteur de lumière, est également à l'origine de la nouvelle pièce de Clara Olivares auquel elle emprunte son très beau titre : Vers mes cieux vos regards pleins d'ivresse. Citons également les deux premiers vers dont relève toute l'atmosphère de l'œuvre : « L'on me nomme univers et l'on me dit obscur/ Mais qui vient vers moi rencontre les étoiles ». La jeune compositrice a travaillé dans les studios de l' pour élaborer ce projet un rien ambitieux qui convoque un soliste (le cor de Jens McManama), l'ensemble instrumental et l'électronique. L'écriture explore des territoires extrêmes (flûte et clarinette contrebasses contre trompette piccolo) tandis que le cor (plus précisément le tuben ou tuba wagnérien que joue principalement le soliste) est amplifié et traité par l'électronique (Étienne Démoulin aux manettes) via des transducteurs. Il faut se laisser emporter, immerger dans ce maelström sonore visant la fusion des sources dans un espace mouvant et sans limite, même s'il semblait manquer encore quelques ajustements dans les équilibres pour que l'ensemble, sous la direction avisée de , fonctionne pleinement.

Au mitan du concert, un hommage à George Crumb est rendu par le pianiste Sébastien Vichard qui fait résonner avec beaucoup de chaleur le thème de Round Midnight de Thelonious Monk revisité par le compositeur américain disparu le 6 février.

L'enveloppe spectrale et la synthèse du son

L'envolée du hautbois augmentée par les sons de synthèse de l'électronique est désormais gravée dans les mémoires tant elle saisit l'écoute au début de L'Esprit des dunes de Tristan Murail : une « figure ruban » dirait (collègue et ami de longue date du compositeur), un geste musical qui amorce le voyage et devient le fil d'Ariane du labyrinthe sonore. L'œuvre de 1994 est une commande de l'EIC, écrite à la mémoire de Giacinto Scelsi (que Murail rencontre à Rome dans les années 70) et de Salvador Dali. Fruit d'un travail accompli dans le spectre et la richesse de ses composantes (ausculté et calculé par l'outil électronique), l'œuvre fascine par sa dimension poétique et les images sonores (celui du désert de Gobi en Mongolie) qu'elle projette dans notre imaginaire. Saluons la performance des solistes de l'EIC sous l'impeccable direction de et le travail du réalisateur en informatique Étienne Démoulin qui assure l'équilibre des sources sonores et la mise en valeur d'une partie électronique aussi somptueuse qu'évocatrice.

C'est Andrew Gerzso qui est aux manettes dans Désintégrations (1983) pour dix-sept instruments et électronique, la première des œuvres de Murail qui bénéficie de l'outil informatique pour l'analyse du spectre (celui de sons acoustiques), sa décomposition et reconstruction artificielle par synthèse. Cette dernière engendre des sons électroniques d'un type nouveau, en rapport de complémentarité avec les instruments. Tristan Murail nous conduit dans cette exploration pionnière du phénomène sonore dont on perçoit la marche des processus au fil desquels la matière évolue et se transforme. Des constellations lumineuses aux distorsions les plus obscures, le voyage spatio-temporel est immersif et la virtuosité orchestrale étonnante, pleinement assumée par les interprètes qui donnent à ce chef d'œuvre une projection et un déploiement luxuriants dans l'espace bien sonnant du studio 104 de la Maison de la radio. (MT)

Trois générations de compositeurs autour de Tristan Murail

Au programme : Giacinto Scelsi, , , et Murail avec six œuvres courtes déroulant une généalogie artistique et creusant la géologie du son si chère à cette famille de musiciens.

Travailler le son de l'intérieur : tel est bien le credo commun aux créateurs réunis ce soir. Telle est surtout l'ouverture infinie qu'offrent des compositions habitées ou inquiétées en permanence par l'événement à venir, lequel se présente comme un possible parmi un infini d'autres. D'où l'impression, pour celui qui écoute, d'un flux plus ou moins rapide et d'une texture plus ou moins épaisse dans une fine dramaturgie entre fragilité et puissance. Ainsi dans Un Sogno pour ensemble et électronique (2014) de Tristan Murail, pièce travaillée à partir d'une bande enregistrée sur synthétiseur par Scelsi, et qui se déploie avec beaucoup de naturel, sans chercher la fioriture ni l'effet pour l'effet. L'auditeur assiste plutôt à la transformation d'un matériau sous forme de mises en présence complémentaires ou opposées : l'électronique seule ou mêlée à l'orchestre, le violon solo (Hélène Collerette) perçant de ses notes tenues le fond orchestral et l'électronique en arpèges, les différentes familles d'instruments jouant par strates et enflant pour dominer l'autre, les masses sonores s'entrechoquant dans une ascension avant de retomber en s'effilochant, l'orchestre soutenant la clarinette basse (Lilian Harismendy) avant que ne domine une trompette plus ou moins intermittente (David Guerrier), des effets d'échos en arrière-plan doublant un événement plus proche et finissant par fusionner avec lui dans une fuite vers le silence… Paradoxalement, ce « Rêve » a toutes les qualités de la netteté, tant la liberté semble à l'aise dans une écriture structurée, ce que réaffirme la baguette attentive et alerte de Marzena Diakun.

Place maintenant à et à Lignier pour violon solo (2021) d'. Le titre de la pièce traduit peut-être la volonté de son créateur de tracer une seule ligne, mais il rappelle aussi la nature ligneuse du violon. Et c'est en cela effectivement que réside le charme de ce discours qui fait réagir un matériau naturel – le bois – en variant très graduellement des micro-intervalles couplés aux cordes à vide. Ce tissage serré ne nuit pas au lyrisme de l'ensemble, lequel forme ainsi un tout nécessaire où le son prime d'un bout à l'autre. S'il s'agit d'une étude – aveu de modestie d'un jeune compositeur ? –, on l'écoute comme une œuvre virtuose, autant que belle et touchante, réclamant une interprète de premier plan, comme l'est à l'évidence l'élégante violoniste. Autre création mondiale d' ce soir (et qui clôt le concert) : Ceux qui restent (2020). Ceux qui restent, c'est-à-dire nous, qui, au cours de notre vie, comptons de plus en plus d'absents. Et c'est alors que la musique comble l'absence de mots pour dire la perte. Une musique plutôt mélancolique, donc, pensée en un seul mouvement, mais tour à tour contemplative, éthérée, écrasante et rythmique (forte présence des cuivres). Des fragments de phrases s'élèvent puis disparaissent comme en volutes, reprises en tuilage par une autre tentative d'élévation discursive : tout un climat cohérent et très beau. Mené par Marzena Diakun, le « Philar » incarne parfaitement cette esthétique de la mosaïque où tel ou tel instrument se détache brièvement sur le tutti.

est de nouveau soliste dans Anahit, poème lyrique dédié à Vénus pour violon solo et 18 instruments (1965) de Giacinto Scelsi. Ici encore, il s'agit d'un travail sur la micro-tonalité, rendu possible pour l'instrument vedette par une scordatura inhabituelle. La totalité de la pièce roule en nappes sur une onde pulsatoire où le changement se fait dans un sentiment de permanence. Et il faut être dans une salle de concert pour apprécier le déplacement du son par masses à l'intérieur de l'ensemble, le rôle particulier des cuivres soutenant harmoniquement la voix soliste, et plus encore l'évolution générale de la texture sonore, tantôt fine, tantôt épaisse.

Le programme du concert s'est enrichi d'une pièce après l'annonce du décès d', le 26 janvier : Dialogue de l'oubli (2017). Jean-Luc Menet à la flûte alto et au violoncelle conduisent ce dialogue apaisé, heureux mariage de deux timbres contrastant ou jouant à l'unisson dans la superposition, le tuilage ou la succession. Un beau moment recueilli dans un temps suspendu.

L'on doit à Tristan Murail la programmation au festival d'I Remember pour pipa, cordes et piano (2019-2021) de Lanqing Ding, qui utilise un instrument traditionnel, la pipa, mais de façon non conventionnelle. La compositrice emprunte son titre au Viol de Nanjing d'Iris Chang, livre revenant sur un épisode du début de la guerre sino-japonaise : le massacre de Nankin (1937-1938). Le violon d'Hélène Collerette ouvre cette pièce par un expressif et lancinant motif écartelé dans le suraigu entre deux notes séparées par une octave. Puis s'activent les cordes en ricochets, sautillés et trilles dans un affolement que la référence littéraire de l'œuvre place du côté de la tragédie. La pipa () est assez discrète dans un premier temps. Puis s'élève au violon, soutenu à l'unisson par le piano, la mélodie traditionnelle et fort connue en Chine de Fleur de jasmin, qui, sur ce fond de décombres accentué par le grattage violent de la pipa, ne peut que symboliser la permanence de la culture chinoise. En guise de bis, gratifie ensuite le public de l'auditorium d'un fort bel air folklorique. (PJ)

Crédits photographiques : © EIC ; © Christophe Abramowit

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