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Ombre et lumière dans Tokyo no oto de Jérôme Combier

Très actifs sur la scène contemporaine, partagent cette fois l'aventure avec l' dans Tokyo no oto de , un spectacle audiovisuel et poétique donné en création parisienne à l'Auditorium du Louvre avec la scénographie de Yannick Jacquet.

En décembre dernier, sur ce même plateau, dirigés par avaient mis en résonance les Folk Songs de avec Jardins partagés de Pierre-Yves Macé. D'une capitale à l'autre, ce sont les « Cris de Londres » (Cries of London) pour huit voix mixtes qui introduisent ce soir le « road movie» sonore imaginé par dans les rues de Tokyo.

Avec Cries of London (1973), Berio veut rendre un hommage aux polyphonies descriptives de la Renaissance à travers une écriture madrigalesque souvent très élaborée pour donner vie et couleurs au texte qu'il écrit lui-même, en anglais, et qu'il découpe en sept parties : c'est un assemblage de cris caractéristiques des vendeurs du vieux Londres amorcé par une phrase d'introduction qui servira de refrain au cours de l'œuvre. Si l'humour émaille de nombreux passages (la basse d'Eric Chopin qui outrepasse son registre et déclenche le rire), la verve de Berio n'est pas celle de Janequin, rappelant que Cries signifie également « pleurs ». Sous la légèreté qui perce dans les propos (« Jolis sous, petit sous, venez à moi »), s'exprime en définitive une grande mélancolie. Et c'est ainsi qu'on l'entend dans l'interprétation exemplaire des Cris de Paris, avec une transparence dans l'écriture, une précision dans les attaques et une théâtralité appréhendée sans débordement. La fin que propose Berio est d'ailleurs significative, dans une extinction progressive des voix jusqu'au silence.

La même trajectoire se dessine dans Tokyo no oto, long travelling sonore suivant le rail de la ligne de métro Yamanote, où les onze parties qui s'enchaînent correspondent à autant de quartiers de la ville visités : le matériau provient d'enquêtes de terrain, comme aime les mener le compositeur, en captant sur le vif des événements sonores et des séquences bruitistes enregistrés. Mais cette traversée est aussi un voyage dans le temps et la mémoire, étayé de textes dits en différentes langues, japonaise pour le récit de Makoto Ōoka (Gens de Tokyo), française (Tokyo infra-ordinaire de Jacques Roubaud) et anglaise (extrait de Journal japonais de Richard Brautigan). Ces lectures en voix off un rien lancinantes ouvrent un autre espace temporel, la traduction française venant s'inscrire en léger décalage de la langue originale.

À l'œuvre dans ce montage audiovisuel très sophistiqué, le superbe dispositif scénique de Yannick Jacquet consiste en un ensemble de panneaux Led lumineux fixés en fond de scène où jouent en alternance et superposition couleurs, images (textes ou idéogrammes), vidéo et source électronique, mettant en immersion un public ballotté entre onirisme et réalité.

Sur le plateau, les neuf chanteurs (avec la soprano japonaise Michiko Takahashi ) sont rejoints par cinq musiciens de l' : flûte, clarinette, trompette, accordéon microtonal et shō, l'orgue à bouche japonais joué par Naoyuki Manabe. C'est lui qui débute en solo, installant d'emblée ce temps singulier, étiré et propice à la contemplation, qu'habite l'écriture de . Dans cette évocation de la ville-monde, les interventions de l'ensemble instrumental se glissent dans les interstices du texte parlé, apportent leur propre commentaire ou soutiennent ceux du chœur. Ce dernier peut être a cappella, dans un rendu sonore plus illustratif qui regarde vers les maîtres de la Renaissance : lorsque les voix semblent imiter les vibrations du train ou encore dans cette séquence trop courte où très en verve se font l'écho des voix japonaises – « les Cris de Tokyo » – et leurs formules de politesse souvent caricaturées.

« Comme la cité impériale est au centre de Tokyo », souligne le compositeur, le chant lyrique est au mitan de la cantate. La voix somptueuse de Michiko Takahashi est accompagnée du shō et de l'accordéon dans un grand air aux intonations microtonales, chanté en japonais sur le texte de Makoto Ōoka. Jérôme Combier, en maître de la ligne, y fait fusionner les deux cultures, orientale et occidentale.

Le voyage s'achève au cœur de la nuit ; la musique caresse l'ombre et la voix fusionne avec l'instrument à travers le souffle et dans un doux murmure du chœur : comme chez Berio, avec cette poésie/mélancolie chère à Combier, la musique s'éteint progressivement, tel un monde qui disparaît.

Crédit Photographique : / Les Cris de Paris © Antoine Boucon

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