- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Fidelio : Liberté, Egalité, Fraternité avec Tobias Kratzer

En totale symbiose avec l'esprit de l'œuvre, livre une lecture puissante de l'unique opéra de Beethoven. L'irradiante est Léonore.

Par quel mystère, Rhodri Huw, vidéaste de ce Fidelio monté en 2020 à Covent Garden, a-t'il pu rester insensible à la beauté du cadre lumineux qui enchâsse le travail du metteur en scène ? Dès le lever de rideau, la caméra affiche une ambition cinématographique (plans moyens, gros plans) qui prive cette remarquable production d'une part de son ambition esthétique. Ce qui peut s'excuser face à une mise en scène banale est impardonnable quand c'est tout l'inverse.

ramène l'intrigue beethovénienne (sise dans une prison espagnole) là où ses trois librettistes l'avaient puisée : la pièce originelle de Jean-Nicolas Bouilly (Léonore, ou L'Amour conjugal, 1798) se situait dans la France sous Terreur post-révolutionnaire.

L'Acte I, à la fois réaliste (sombre cour de prison plantée d'un Arbre de la Révolution, costumes d'époque, vrai cheval, accessoires) et virtuose (travellings vers le bureau de Rocco, la chambre de Marcelline) impose une nouvelle fois le talent de conteur de . Une fois posés, sur l'Ouverture, la terreur de la guillotine, le travestissement de l'héroïne, l'entrelacs des désirs, Kratzer joue ensuite avec maestria de la partie singspiel, faisant s'esclaffer le spectateur plus d'une fois (les premières mesures de la Marche interrompant providentiellement le problématique baiser de Fidelio sur les lèvres de Marzelline !) avant de laisser le drame s'abattre sur l'intrigue comme un couperet.

Pour le visionnaire Acte II, Kratzer délaisse cet univers balisé. Après le réalisme, le symbolique. Après l'obscurité, la lumière. Dans les décors aveuglants que Rainer Sellmaier a déjà conçus pour le metteur en scène (Guillaume Tell, La Force du destin), le cachot de Florestan n'est qu'une noire coulée basaltique sur laquelle le porte-parole beethovénien enchaîné gît, sous les regards inquiets (et très habités) du chœur habillé en spectateur d'opéra, regards dont l'humanisation progressive sera elle aussi finement scrutée, comme dans La Flûte enchantée de Bergman, par la vidéo en noir et blanc projetée en surplomb.

Tobias Kratzer prend quelques libertés avec les dialogues parlés mais propose moult idées judicieuses. La plus bouleversante concerne le nouveau statut de Marzelline dont Kratzer fait le pivot d'une intrigue qui d'ordinaire la délaisse peu à peu. Ayant découvert très tôt le pot-aux-roses, l'amoureuse déçue décide, non de se venger, mais de se transformer en icône libertaire. On ne réalise pas de suite que c'est à elle que Kratzer dédie le « Qui que tu sois, je te sauverai » qui s'affiche en grand au début du II, pour elle que Kratzer, aimant à surprendre jusqu'au bout, garde pour la fin l'explication du beurre noir qui orne l'œil gauche de la jeune femme. En Marzelline faisant jeu égal avec Léonore, , très fine musicienne, brûle de conviction. Le Jaquino de Kratzer, plus trouble que de coutume, échoit au ténor bien timbré de . Le Pizarro de est puissant à défaut d'être percutant. Egils Siliņš chante en homme ordinaire un Fernando surgi en homme ordinaire d'une foule anonyme. (acteur toujours concerné) attire l'attention, loin des Rocco débonnaires de la tradition. , appliqué mais solide, fait oublier la défection de Jonas Kaufmann, souffrant dès la deuxième représentation de cette production stoppée, après la troisième, par la situation sanitaire. Dès le Gott ! initial, le Florestan de Butt Philip vise les antipodes de son illustre rival, lequel avait déjà fixé le sien dans la si fascinante conception de Claus Guth à Salzbourg (DVD Sony). Déjà complice de Kratzer à Bayreuth, rayonne une nouvelle fois sur tous : voix glorieuse mais aussi (et ce n'est pas un mince atout dans Fidelio) crédibilité scénique absolue auréolée d'un sourire d'une ineffable bonté.

L'orchestre et le chœur (impeccables soli de prisonniers) sont très présents. L'on aurait bien sûr rêvé de voir les tempi plutôt retenus de Pappano et l'imagination jamais en reste de Kratzer se colleter à Léonore III. Cela n'empêche pas de ranger au sommet ce spectacle providentiel, dans son ambition toute beethovénienne de questionner, aujourd'hui plus que jamais, le potentiel empathique de l'Humanité.

(Visited 467 times, 1 visits today)