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La Dame de Pique à Toulon : une déflagration

Fruit d'une judicieuse coproduction entre les quatre maisons d'opéra du sud de la France, La Dame de Pique reprend sa route minée par la situation sanitaire. Après sa création à Nice en 2020 et, dans la foulée, du pis-aller d'un version concertante à Marseille, la voici à Toulon, et avant Avignon, telle que rêvée par et Pierre-André Weitz.

Un rêve dans lequel, privé de note d'intention, l'on navigue à vrai dire un bon moment à vue : qu'est-ce que ce palais de cendre aux vitres soufflées par une déflagration inexpliquée ? Qu'est-ce que ce noir théâtre d'ombre pour le grand chef-d'oeuvre, avec Eugène Onéguine, du grand compositeur russe ? Le décor de Pierre-André Weitz se décline sur deux étages : un rez-de-chaussée abritant un lit de fer et un piano usé ; un premier étage muni d'une scène cadrée par des baies coulissant sur le mouvement perpétuel d'orageux ciels contraires, et sur lequel tombent quelques clichés d'immeubles à la contemporanéité questionnante : mais où sommes-nous donc ? La terrible vérité apparaîtra après l'entracte, au quatrième tableau (moment le plus attendu de l'opéra), celui de la chambre de la Comtesse. L'échange tendu entre la « Vénus moscovite » et le troisième homme venu pour lui extorquer le secret mortel des trois cartes a lieu devant un nouveau cliché tombé des cintres. Le curseur temporel est cette fois sans appel : cette salle de classe dévastée… le 26 avril 1986… la première déflagration nucléaire reçue par l'humanité !

Le Tchernobyl du tandem Py-Weitz n'est pas que décoratif (la roue de la fortune du dernier tableau évoque celle de l'infortune qui a réduit Pripyat au silence), applicable qu'il est à la déflagration des sentiments subie par les héros de l'opéra comme à la déflagration des régimes politiques subis par le peuple russe. Déflagration pour tous, donc : individuelle (Lisa, poussée au suicide par Tchaïkovski et non par Pouchkine, semblant être la vision projetée de ce qu'aurait vécu Tatiana si elle avait cédé à Onéguine) mais aussi politique : l'URSS a explosé en vol en 1991 ; quant à la « Grande » Russie des Tsars, elle sera ici moquée d'une parodie sans appel, celle d'une Catherine II surexcitée bestialement malmenée par deux grooms à tête de singes. Cette lecture cauchemardesque d'un opéra russe délocalisé en Ukraine croyait, en 2020, ausculter les lambeaux de l'Histoire russe. Une ambition qui s'enrichit, à Toulon, du codicille imprévu et prémonitoire de la désolante actualité de 2022.

L'Orchestre de l'Opéra, que l'exiguïté de la fosse écartèle dans les baignoires d'avant-scène, exige que l'oreille prenne son temps pour s'adapter au mariage de pupitres éclatés mais la fougue de Jurjen Hempel fait le nécessaire, qui s'accorde au puissant dramatisme de La Dame de Pique (qui, inexplicablement ne rassemble pas encore autant que Carmen ni même que le récent South Pacific !) Les chœurs toulonnais et avignonnais sont grandioses, le premier tableau du III, depuis la coulisse, transformant même l'Opéra de Toulon en une une immense cathédrale orthodoxe.

Très renouvelée autour de la Comtesse de Marie-Ange Todorowitch, la distribution brûle les planches. La Lisa de impressionne d'abord par la belle couleur russe du timbre, avant de progressivement montrer ses limites. Son grand air du III ne masquera pas totalement non plus la gêne d'un timbre au velours perfectible quand il s'agit de gravir les aigus. La chanteuse brûlerait-elle trop vite ses cartouches : les deux magnifiques interventions concluant l'Acte II disparaissent même complètement sous la puissance de l'orchestre comme sous celle de son partenaire. Pouvant donner d'abord l'impression d'en faire trop, , avec la projection de moyens assez pharamineux dont la soirée fera son miel, incarne parfaitement la psyché tortueuse d'Hermann pour lequel Py fait allumer toute la salle lors d'un bouleversant monologue final confessé d'homme à homme à l'adresse du spectateur. La très grande révélation de la soirée c'est la Pauline au luxueux mezzo de . est Yeletski, double malheureux du noble Grémine d'Eugène Onéguine : émise d'un timbre ample, noble et profond, sa déclaration d'amour en pure perte à Lisa recueille un succès mérité. offre beaucoup de présence à un Tomski invité à jouer aussi Zlatogor. (Macha/Prilepa) est parfaitement distribuée, son duo mozartien avec Pauline exsudant toute sa séduction mélodique. Petits rôles mais superbes prestations d' en Tchekalinski et de en Sourine, s'avérant impeccable en Tcheraliski-Maître des cérémonie tout comme Guy Bonfiglio en Narumov. aura finalement su maîtriser la voix annoncée souffrante de sa Gouvernante. Marie-Ange Todorowitch trouve une Comtesse à sa mesure. Le personnage inspire bien évidemment qui, plutôt que le bancroche des vieillardes cacochymes de la tradition, préfère lui faire fumer le cigare au propre comme au figuré, l'ex-amante du Comte de Saint-Germain étant ici bien décidée à croquer encore la vie (et le bel Hermann) à pleine dents. A ce jeu, Marie-Ange Todorowitch excelle, la chanteuse utilisant également ses ressources coutumière pour détailler avec gourmandise la liste des célébrités évanouies du XVIIIᵉ, et faire de la mélodie de Grétry (Je crains de lui parler la nuit) un des moments-phares de la soirée.

Le personnage inspire à ce point le metteur en scène qu'il a l'idée de le dupliquer par un danseur. Nouvelle Odile du Lac des cygnes (et piquant clin d'œil tchaïkovskien), clown noir de tous les ballets (lauriers aux chorégraphies signifiantes de Daniel Izzo), machine à fantasmes à tout faire du spectacle, , sur les premières mesures, se met au lit avec Hermann ; sur les dernières, c'est lui qui refermera lentement, dans l'apesanteur d'un envol impossible, cerné par un triple oculus qui n'est pas sans évoquer certain tableau de Jérôme Bosch, une production inquiète, à l'écoute de l'histoire du monde, et qui aura laissé peu à peu assez sonné.

Crédits photographiques : © Frédéric Stéphan

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