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La Passion selon Benedikt von Peter à Bâle

L'Opéra de Bâle installe le chef-d'oeuvre de Bach dans un imposant dispositif tant musical que scénique. Grande soirée que cette Passion selon Saint- Mathieu qui fera également les beaux soirs du Deutsche Oper.

Au vu du Saint-François d'Assise rongé par la situation sanitaire et La Traviata seule en scène que Benedikt von Peter avait présentés dans la maison dont il tient les rênes depuis 2020, on se doutait bien que la plus longue Passion de Bach ne serait pas que selon Saint-Mathieu.

Pas de fosse d'orchestre. La scène s'avance jusqu'au premier rang de spectateurs, lesquels font face à d'autres, installés sur des gradins en fond de scène. Entre les deux le dispositif scénique : une estrade lumineuse surmontée d'un écran-rétable. Tout autour le double orchestre imaginé par Bach : seize instrumentistes à jardin, leur exact réplique à cour ; dix autres instrumentistes au fond de scène ; quelques invisibles derrière les spectateurs. Trois positifs. Deux théorbes. Un dispositif cruciforme inspiré de celui que Bach installa le 11 avril 1727 à la Thomas-Kirche de Leipzig. L'effectif choral n'est pas moins signifiant, ni moins imposant. Chœur 1 à jardin, chœur 2 à cour, chœur d'enfants face public dans la pénombre du fond de scène, et chœur invisible provenant du dernier balcon : chœur maison, Mädchen Kantorei et Knaben Kantorei de Bâle, chœurs locaux, les enfants-acteurs du spectacle et même quelques spectateurs, tous d'une galvanisante ferveur. Les six solistes affichent une neutralité vestimentaire au plus près du corps et habitent une scène qu'ils sont amenés à quitter pour quelques confessions au plus près des spectateurs. , bien sûr crucifié à l'intersection des lignes ainsi tracées, dirige du premier rang de spectateurs avec une sérénité lumineuse et tranquille qui apparaîtra en pleine lumière lorsqu'il se retournera face public pour ciseler le sublime de deux chorals (dont bien évidemment O Haupt voll von Blut und Wunde). Immergé dans un son dont il identifie la provenance, le spectateur a le sentiment unique d'être plongé dans l'ambition qui fut celle de Bach lorsqu'il entreprit le geste étonnant de ce doppelgänger orchestral et choral.

Les larmes affleurent en plus d'un endroit tout au long de cette Passion selon Saint-Mathieu que Benedikt von Peter a souhaité confier à une trentaine d'enfants. Surgis de la salle à la suite de Jésus, ils investissent le podium lumineux afin d'y rejouer en tableaux vivants la passion subie, nous dit-on, par le chantre du Aimez-vous les uns les autres il y a environ 2000 ans. Les tenues pastel, les serre-tête aux cheveux des fillettes, la geste sulpicienne : tout l'attirail d'une réalisation de patronage à destination d'une enfance élevée dans une bien-pensance sans histoire. On prend la pose, le temps d'immortaliser sur pellicule et sur l'écran-rétable où ils naissent et disparaissent comme des fresques antiques, les moments-phares de la Passion découpée en 17 chapitres narratifs (Le Dernier souper, le Reniement de Pierre, la Fin de Judas, la Crucifixion, la Mise au tombeau…), eux-mêmes surlignés, en caractères gras sur l'écran-rétable, des valeurs que la souffrance christique promeut dès le plus jeune âge des têtes blondes de toute communauté christique : Humilité, Renoncement, Sacrifice, Amour du prochain.


De sa jeune équipe, Benedikt von Peter est parvenu à obtenir les regards habités, de longues stations immobiles bluffantes, un silence impressionnant malgré la foultitude des déplacements… C'est avec tout cela que les solistes sont invités à entrer en interaction. Tous magnifiques : l'alto intense au registre grave saisissant de , le soprano fluide et gorgé de maternelle humanité d', la basse claire et empathique d', le ténor en tous points gracieux de , le baryton appelé à la rescousse pour incarner, en plus de Pierre et Pontifex I : Judas, Pilate et Pontifex II. Aux visages quasi-jumeaux, et , sont, celui-là un Jésus au jeu extrêmement émouvant, au chant puissant et même assez inhabituellement véhément, celui-ci un Évangéliste de haut niveau, narrateur clair et jamais en difficulté. Toutes et tous sont particulièrement investis dans le concept du metteur en scène.

D'autres cieux se seraient satisfaits de tant de bonheur musical, comme du premier degré de ses images pieuses. Or, si Benedikt von Peter a choisi de confier le monument de Bach à des enfants, c'est que ces derniers ont quelque chose à nous dire. Et plus spécialement l'un, et même l'une d'entre eux. Assez tôt, au cours de la première partie, une fillette a pris ses distances quant à l'élaboration sulpicienne de la crèche vivante par ses petits camarades. Elle jette à terre violemment les trente deniers du renégat avant de claquer la porte d'une scène qu'elle réinvestira pour de périodiques esclandres. Plus loin, elle ne peut tenir sa langue et le chef la fera taire en lançant le Ach ist mein Jesus hin qui ouvre la seconde partie. Elle tombe le costume pour le sacrilège d'un jean et d'un maillot bien contemporains, puis blasphème en hurlant par-dessus la musique écoutée jusque là religieusement. On identifiera peu à peu cette enfant « menaçante » parce que « menacée », que le metteur en scène voit en Greta Thunberg en révolte contre cette mise en scène où des adultes convient des enfants à perpétuer des valeurs qu'eux-mêmes ne respectent généralement guère. Et c'est dans cette logique des plus troublantes qu' fait tenir longuement à tout l'ensemble musical le dernier accord de Wir setzen uns mit Tränen nieder, tandis que sur l'écran-rétable quelques enfants, que la fillette a réussi à rallier, apostrophent cette fois les adultes les yeux dans les yeux quant à leur propre capacité en terme d'humilité, de renoncement, de sacrifice et d'amour du prochain. Message reçu !

Crédits photographiques : © Ingo Höhn

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