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Le décoiffant Barbier de Bâle

Le Barbier de Séville réussit à l'Opéra de Bâle : à peine trois ans après la production virtuose de Kirill Serebrennikov, il revient sur la scène voisine du Schaupielhaus, porté par une impressionnante distribution de jeunes chanteurs doublés par de stupéfiantes marionnettes.


Tout a commencé lorsqu'à l'âge de cinq ans a été terrassé par l'émerveillement au cours d'une représentation des Marionnettes de Salzbourg. Celles qui doublent les six protagonistes de l'opéra le plus célèbre de Rossini qu'il met en scène aujourd'hui sont de sa main. Les chanteurs (parfois secondés par de vrais marionnettistes) sont les manipulateurs, ce qui change tout : la comparaison s'avère définitivement cruelle pour l'idée plus prudente, certes, mais tellement inopérante, qu'avait eue Lotte de Beer de laisser les stars de son Aida pour l'Opéra de Paris livrées à leur seul chant au côté de leur avatar animé. Loin d'être des cache-misère d'une conception sans ambition, les « Marionnettes de Bâle » jouent avec les chanteurs, à moins que ce ne soit l'inverse : au premier plan, elles arborent les costumes rococo de la tradition ; à l'arrière-plan, ils sont vêtus d'élégants hauts-de-chausse noirs. Le regard du spectateur est invité à se partager à sa guise entre le manipulateur et le manipulé, entre l'excroissance de chiffons et de pâte à papier qui squatte le premier plan et le chanteur relégué dans l'ombre de celle-ci : un va-et-vient délicieux, inépuisable jeu de cache-cache quant à qui manipule qui. Les marionnettes épousent la taille humaine de leur manipulateur mais, dépourvues de membres inférieurs, compensent leur incomplétude en utilisant ceux de leur manipulateur : la greffe appliquée sur leurs corps tronqués est d'autant plus monstrueuse que « Les Marionnettes de Bâle » arborent également des faciès plutôt inquiétants : avec leurs yeux exorbitants, leurs bouches démesurées (avec vue plongeant sur les glottes) que l'on croirait sorties du Muppet Show, Almaviva et Rosine n'ont rien de jeunes tourtereaux, quant à l'horrifique Basile, on le croirait échappé du musée des horreurs de Tim Burton.

Le rideau se lève très vite sur une Ouverture jouée par un remarquable ensemble de quatorze solistes issus de la Hochschule Für Musik de Bâle : orchestre réduit mais partition intégrale. Conduite avec un beau sens des enchaînements par , qui tient aussi la partie de piano forte comme la dragée haute à une action qui le sollicite parfois, la remarquable formation, au diapason de la folle ambition de la mise en scène, tue dans l'œuf toute question qui pourrait s'élever quant à cette drastique option, ou quant à la présence d'un xylophone dans la partie percussive.

L'action commence tambour battant dès que Fiorello a fait apparaître les six marionnettes encore inanimées sur un portant. Jamais contrainte par l'espace exigu que lui laisse l'orchestre placé à jardin sur le plateau, elle tourne autour d'un escalier tournant lui aussi sur lui-même pour faire peu à peu apparaître l'ADN de son concept : une très métaphorique double structure hélicoïdale à double entrée séparant ou unissant les destinées. Tout le Barbier de Séville est bel et bien là, dans ce « Barbier de Bâle », avec son imparable scénario, son humour redoutable et sa merveilleuse partition, utilisés avec un vrai talent de conteur pour la comédie et ses arrière-plans par . Les huit hommes du chœur ne sont pas oubliés par le fusain facétieux du metteur en scène. Les rires le disputent idéalement au trouble : tout fait mouche.

L'on imagine le travail en profondeur qu'ont dû accomplir les artistes engagés par le Theater Basel : demander à des chanteurs d'opéra, espèce par nature friande de projecteurs, de rester dans l'ombre ! De fait tous sortent grandis de cette production échevelée. L'intelligence de la mise en scène leur offre quelques lots de « consolation » au cas où besoin soit, qui voient les marionnettes se désolidariser de leur manipulateurs (et inversement) le temps de quelques moments-phares, comme le rapprochement amoureux tant différé lors de l'exécution de La Précaution inutile.


Le juvénile , dans l'ombre du séducteur usé qu'il manipule, émeut d'autant plus dans l'ombre, que son Almaviva, agile et clair, s'avère d'un d'un naturel vocal confondant. A ce jeu de cache-cache, la Rosina de est très forte, la jeune chanteuse ukrainienne se jouant avec une voix impeccablement placée de toutes les chausse-trappes de la partition. Quasi-jumelle, ukrainienne elle aussi, la Berta hilarante de , tellement gâtée par la mise en scène que c'est sur elle que, contre toute attente, se clôt le spectacle : une poursuite déplace la fin heureuse Rosina/Amaviva vers celle inédite du couple Berta/Bartolo, ce dernier incarné en un classieux contrepoint de sa terrifiante marionnette par Jasin Rammal Rykała. est un parfait Figaro, , un très amusant Fiorello, ses yeux particulièrement expressifs se coulant de leur propre chef dans le bestiaire burtonien de . Il est temps de signaler qu'hormis le Bartolo de , aussi bon chanteur qu'acteur dépassé par la vis comica de sa marionnette, tous sont issus du Opernstudios Oper-Avenir du Theater Basel. Une structure qui n'aura jamais aussi bien porté son nom : c'est cette poignée de nouveaux patronymes que les spectateurs comblés de ce Barbier de Séville génialement euphorisant emporteront dans leur mémoire.

Après les saluts, retour à la réalité avec une émouvante allocution à l'adresse de la guerre en Europe de l'Est : le Theater Basel a, à ce jour, envoyé 99 000 CHF en Ukraine.

Crédits photographiques : © Ingo Höhn

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