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Les traversées océanes du Festival Tempo Piano Classique au Croisic

Après deux années d'interruption, le festival Tempo Piano Classique orchestré par son directeur artistique, le pianiste , a de nouveau hissé la grand-voile dans l'ancienne criée du Croisic. 

Il y a une quinzaine d'années, Yann Barrailler-Lafond instituait, en fondant le festival Tempo, un grand temps fort de la vie musicale croisicaise, confiant sa direction artistique à . L'excellent pianiste du quintette Syntonia, qui y a ses racines et ses attaches familiales, a su rapidement gagner la confiance du public, non seulement par la qualité constante et recherchée de sa programmation, mais aussi par l'esprit d'ouverture et de convivialité qu'il a contribué à donner à cette manifestation.

Le Croisic, c'est une extrémité de terre, le terminus de la ligne TGV qui relie la gare Montparnasse à l'océan. C'est un horizon, une promesse d'air pur et iodé qui attire tel un aimant le citadin, et ils sont légion cette fin mai. C'est une ville entourée de mer, un port avec sa criée en proue sur l'océan, tel un vaisseau en partance. Elle ne résonne plus depuis longtemps des voix des crieurs, mais s'est faite havre pour la musique. Une scène sous de beaux éclairages colorés y est montée le temps du festival, surmontée d'une voile blanche qui remplit une fonction acoustique.

n'est pas adepte de l'entre-soi. Il préfère aller dénicher les artistes au gré de ses idées, comme les répertoires sortant pour certains des sentiers battus. Pour l'ouverture, il a choisi d'inviter le Premier Prix du Concours Reine Élisabeth 2021, ce qui en soi n'a rien de très original, mais tient d'une volonté d'offrir à son public le talent de la nouvelle génération de pianistes. a inscrit à son programme deux sonates, chefs-d'œuvre du répertoire romantique. Il donne à la Sonate n° 3 en si mineur op.58 de Frédéric Chopin une splendide vitalité. Sous son timbre lumineux, le chant souple est conduit avec naturel, l'inspiration toujours en éveil, trouvant l'élan, l'inflexion qui vient cueillir chez l'auditeur une émotion inattendue. Son scherzo aérien et virevoltant trouve un paisible ombrage au cœur de son trio. Son largo est poignant de simplicité et de noblesse, et son finale prouve avec brio que clarté sonore et exaltation ne sont pas incompatibles, tant il maîtrise cette course en avant, le jeu bouillonnant, fulgurant et dense. La Sonate n° 3 en fa mineur op. 5 de Johannes Brahms, soulevée par un vent de jeunesse, est un enchantement : chaque détail, chaque motif s'épanouit dans l'instant avec un charme, une sensitivité uniques, une finesse d'expression, sans que la direction, la ligne ne soient jamais perdues de vue. La musique respire et avance sans s'appesantir, immatérielle et pénétrante, éclairée de l'intérieur, du fond du clavier, graduellement des basses sombres aux aigus éblouissants. L'Andante espressivo est un rêve de poésie et de douceur étoilée, le Scherzo un tourbillon irrésistible, et le Finale s'élève vers une coda éclatante.

Un concert pour l'Ukraine 


Un concert a été ajouté exceptionnellement à cette treizième édition du festival : les organisateurs ont voulu marquer leur soutien à l'Ukraine en invitant la pianiste , née à Odessa, formée au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, qui a pris position sans réserve contre la guerre. Geste solidaire, les deux tiers de la recette de billetterie sont reversés à la Croix Rouge, et la salle est comble comme la veille. La pianiste prend la parole et en quelques mots dignes et sobres, empreints de gravité et d'émotion, forme des vœux de paix entre deux peuples victimes de la fureur d'un homme. Son récital commence avec des lieder transcrits par Franz Liszt, qu'elle a rassemblés dans un disque en hommage à sa mère chanteuse lyrique. Son jeu est engagé, intense, des poétiques et chaleureux Sonnets de Pétrarque à l'émotion débordante de cinq lieder de Schubert (dont un Erlkönig paroxystique). Son âme slave qui fait des Trois moments musicaux op. 16 de Serge Rachmaninov de véritables joyaux de la musique russe, affleure, généreuse, de toute la musique qui nait sous ses doigts, la projetant avec une prodigieuse force intérieure.

Alliages inattendus


Romain David a choisi une formation de chambre très atypique pour le concert trio, réunissant autour de lui au hautbois et au basson. Il n'est pas allé puiser dans le répertoire de ces instruments, limité à un trio de Francis Poulenc, un autre de Jean Françaix… mais dans des transcriptions, celle du Trio « Gassenhauer » pour clarinette, violoncelle et piano de Ludwig van Beethoven, qui doit son surnom à l'air populaire viennois que l'on entend dans son dernier mouvement, et celle du Trio pour violon, violoncelle et piano d'Ernest Chausson. C'est un moment joyeux et poétique, de redécouverte d'œuvres dans une nouvelle texture sonore, plus boisée, les fines couleurs du hautbois se mêlant avec bonheur aux sonorités replètes et veloutées du basson. Rencontre également de deux formidables artistes, , basson solo à l'Opéra de Francfort, et , hautbois solo super soliste à l'Orchestre de l'Opéra national de Paris. Un concert surprenant qui séduit le public. 

Pour l'amour de la mélodie

Le Texto concert est dévolu à la voix, chantée ou parlée, et a cette particularité d'être accompagnée d'un moment d'échanges animé par la journaliste Laure Mézan. La soprano et la pianiste , spécialiste du genre, donnent un récital de mélodies et lieder. Le duo ouvre judicieusement le programme avec Correspondances de Jean Cras (officier de marine et compositeur élève de Duparc ) sur le célèbre poème de Baudelaire. Un fil relie toutes les pièces du récital cousu sur mesure autour de deux des Wesendonck lieder de Richard Wagner, Der Engel et Traüme. Suivent deux mélodies de jeunesse de Claude Debussy sur ses propres paroles, De rêve et De fleurs, extraites des Proses Lyriques, et enfin deux des Rückert-Lieder de Gustav Mahler, Ich atmet' einen linden Duft et Ich bin der Welt abhanden gekommen. Le bis conclut sur un magnifique salut à l'océan avec La mer est plus belle que les cathédrales de Debussy cette fois écrite par Paul Verlaine. Les deux interprètes sont en parfaite harmonie : une pianiste inspirée toujours à l'écoute de la voix (« le pianiste doit inclure la voix et mettre la musique au service de la poésie », nous dit-elle), épousant son souffle, transcendant le piano par le chant, créant un climat poétique né des images et du rythme des mots, et une chanteuse d'une profonde sensibilité, qui prête la souplesse et l'intensité de sa voix lyrique aux intonations et nuances fluctuant dans le temps resserré de la mélodie (« aux confins de l'infiniment ténu, et dans l'offrande de la puissance, avec toute la gradation qui existe entre les deux »), la couleur de son timbre toujours superbement présente. 

Voyage en haute mer

Les mots et les sons sont au cœur du récit-récital réunissant sur scène la pianiste et l'écrivain , auteur de Boutès (éditions Galilée, Paris, 2008). Invitation au voyage, parcours initiatique, il nous plonge dans l'histoire de Boutès, ce compagnon des Argonautes et d'Ulysse qui se jeta à l'eau, attiré par le chant des sirènes. La musique et les mots s'entrelacent en fondus-enchaînés, s'y mêlent des extraits de Boutès, des traductions d'Apollonios de Rhodes, et des œuvres musicales de Ravel (Oiseaux tristes), Chopin (Prélude n° 16 en si bémol mineur ), Schubert (Andantino de la Sonate en la majeur D 959), Fauré (Nocturne n° 11), Liszt (Die Lorelei), et Debussy dont joue La Mer (en intégralité) dans la transcription inédite de . Tandis que le poète par son récit nous encourage à abandonner nos peurs, à laisser mourir une part de soi en embrassant l'inconnu, à faire le grand saut, la pianiste nous invite à une traversée musicale au fil des sons grâce à son interprétation envoûtante et vertigineuse de La Mer, d'une densité phénoménale. 

Le concert-brunch se déroule le dimanche dans la bonne humeur, presque impromptu, chacun arrivant avec un bouquet d'œuvres, des duos s'improvisant ( et Romain David à quatre mains, puis Aline et Romain…). Les mouettes en vol s'invitent avec leurs cris par-delà le toit de la criée. Une assiette bien garnie et un verre à la main, musiciens et public se retrouvent dans un joyeux et gourmand partage.

Crédits photographiques © Hervé Richard et Jany Campello / ResMusica

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