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Inédits pour une magistrale intégrale du piano de Stravinsky par Alexey Zuev

Peu de parutions comprennent autant d'inédits aussi remarquables. C'est le cas de la nouvelle intégrale de l'œuvre pour piano seul de Stravinsky qui parait chez Fuga Libera. Qui plus est, les interprétations du pianiste russe sont dignes de tous les éloges. Un coffret à thésauriser.

La question se posait : pourquoi a-t-il fallu attendre toutes ces années pour que l'on disposât du premier enregistrement mondial des pièces suivantes : Marche de Renard, Berceuse du chat, Grande Suite de l'Histoire du Soldat (à l'exception de deux morceaux), Pulcinella (sauf deux extraits), Praeludium pour ensemble de jazz, Tarantelle pour piano, Ouverture de Mavra, Jeu de cartes et le Baiser de la Fée ? Toutes sont des transcriptions de la main de Stravinsky. Interrogé à ce sujet, l'éditeur nous répond : « il s'agit de questions d'accessibilité ou de droits […] nous avons bénéficié de la collaboration et des autorisations de tous les ayants droits du compositeur : Marie Stravinsky, de Genève (Fondation ), John Stravinsky aux Etats-Unis et la famille Stravinsky (Anastasiya Stravinsky-Kozachenko, responsable du Stravinsky Fund à Venise). Certains manuscrits, y compris les œuvres non publiées, étaient dans la Fondation Paul Sacher, à Bâle et nous avons aussi reçu l'autorisation de la Dr. Heidi Zimmermann qui en est responsable ».

Intéressons-nous, en premier, aux inédits. Hors commandes particulières destinées explicitement au concert (Petrouchka dédié à Arthur Rubinstein, par exemple) Stravinsky transcrivit plus souvent à la manière d'un “vérificateur”. En effet, il composait essentiellement au piano et l'instrument lui permettait de contrôler les équilibres sonores. Son travail est écrit à la pointe “sèche”, sans digression aucune. On pourrait même qualifier de “bartokienne”, la brève Marche de Renard. La Berceuse du chat est une ravisssante évocation d'une boite à musique. Plus saisissante et autrement importante, la Grande Suite de l'Histoire du Soldat révèle une narration d'une efficacité prodigieuse. Les plus petites notes tiennent un place essentielle car elles restituent les atmosphères, enrichissant la structure rythmique et harmonique. On entendrait presque les paroles du livret de Ramuz ! Le pianiste Alexei Zuev – il faudrait présenter en détail l'interprétation de chaque pièce – lauréat, entre autres, du Concours Geza Anda en 2009 est un disciple d'Alexei Lubimov. Son intérêt pour la musique contemporaine et son travail de chercheur notamment pour ce qui concerne la facture instrumentale ancienne sont un atout précieux dans ce répertoire. En effet, il possède un goût sûr des évolutions esthétiques qui influencèrent Stravinsky notamment au cours de sa période néoclassique. Les danses de l'Histoire du Soldat, si pleines d'ironie percussive, de couleurs qui empruntent au folklore russe sont restituées dans leur esprit chambriste. Chef-d'œuvre révélé aujourd'hui dans sa version pianistique, Pulcinella brille de mille feux. La dimension “scarlatiesque” (comprendre Scarlatti et grotesque à la fois) se révèle tout aussi superbement dans les douze pièces (nous connaissons déjà le Scherzino et le Duetto). Le jeu aussi précis que souple et d'une dynamique extrême de Zuev exacerbe la virtuosité de l'écriture. Quel régal ! Tout aussi importante est la transcription du ballet en trois donnes, Jeu de cartes. Nous sommes sidérés tout autant par la qualité de l'écriture que par la réalisation. La maîtrise des pulsations rythmiques, des changements d'atmosphères et plus encore, et plus encore de l'étagement polyphonique (l'emploi de la pédale tonale ?) impressionnent : le piano est un décalque de l'orchestre. L'ouverture de l'opéra Mavra et le Praeludium pour ensemble de jazz, pièces des années vingt et trente réjouissent. L'interprète définit les couleurs ad hoc de chaque partition. Il en va également de la Tarentelle, partition de 1898 qui fut inachevée (Zuev a complété la partie de la main gauche absente, en songeant à ce qu'un adolescent de 16 ans aurait pu composer…). Le chant demeure intact comme dans l'autre ballet, le Baiser de la fée dont l'écriture (1928) se rattache bien davantage à la tradition de Tchaïkovski !

La finesse du jeu, l'intelligence musicale sont tout aussi grandes dans les partitions connues. Dans les Quatre Études pour piano et la Sonate en fa dièse mineur de 1905, par exemple, Zuev apporte la dimension lyrique et romantique proche de Rachmaninov (allegro brillante), ce qui ne manque pas de sel quand on connaît les rapports conflictuels qu'entretinrent les deux compositeurs. Nous attendions avec impatience les Trois Mouvements de Petrouchka. Là encore, nous découvrons une version de grande classe, d'une fraîcheur, d'une légèreté étourdissantes, utilisant la pédale de manière minimale. La lecture pétille d'intelligence, soulignant, entre autres, la pureté scintillante d'un folklore recréé. Une telle “pureté” des lignes se retrouve dans l'Oiseau de feu dont on connaît avant tout l'arrangement d'Agosti. Le Carillon Féerique, l'Arrivée de Kastchei, la danse de la suite de Kastchei, le finale… Dix-neuf pièces associent le style folklorique diatonique, les gammes exotiques et la technique lisztienne. On placera au même niveau, le fourmillement sonore du Chant du Rossignol et Apollon musagète. Il faut aussi évoquer la dimension provocatrice de bien des pièces et le “chic” de leur restitution : Piano-Rag Music, Circus Polka, Souvenir d'une marche boche, Valse pour les enfants, Ragtime pour 11 instruments, Chœur du Prologue de Boris Godounov, Sérénade en la, etc.

Parions que certaines de ces œuvres (l'Histoire du Soldat, Pulcinella, en premier lieu) seront rapidement reprises par d'autres pianistes, tant leur dimension spectaculaire et leur beauté garantissent le succès. Enfin, le coffret met en lumière la personnalité d' que l'on a hâte d'entendre, tout à la fois en concert et dans de prochains enregistrements.

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