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À Genève, une Turandot enluminée

Étrange succès, pourtant largement mérité, de cette production de Turandot de Giacomo Puccini où l'envahissement coloré et fantasmagorique de la scénographie ravit la gloire à l'essence même de l'opéra, la voix.


La scène traversée de fins rayons de lumières bleues qui, tels les fils d'un tissage en devenir se rejoignent près des cintres pour se mélanger dans un nuage laiteux et, petit à petit, s'ouvrir pour laisser apparaître l'Empereur Altoum, tout de blanc vêtu dominant un monde noir et rouge sang qui se déchire à ses pieds, voilà une des images à couper le souffle de cette Turandot de Giacomo Puccini au Grand Théâtre de Genève.

Alors que le metteur en scène Daniel Kamer conçoit cette Turandot comme une aventure machiste, sur fond de violences faites aux femmes, les architectes, ainsi que les ingénieurs et artistes du collectif de Tokyo, habités par la pensée orientale, se sont emparés de cet opéra pour plaquer avec les moyens techniques qu'ils ont développés dans leurs laboratoires une fresque poétique d'une intensité onirique renversante. La puissance visuelle des décors, des lumières, des costumes, de la chorégraphie est si prégnante que l'aspect du conte merveilleux, au sens magique ou extraordinaire du terme, prend le dessus sur l'aspect cruel et sanguinaire de cette histoire.

Depuis un grand balcon, boîte rectangulaire nappée de tulle blanchâtre, les gens de cour, assistent au débordement de la foule, aux supplices des prétendants malheureux à la main de Turandot, terrifiante araignée noire descendant des cintres pour ordonner la mort des condamnés. A l'envers de ce décor, au gré d'un plateau tournant, on découvre une structure pyramidale faite d'escaliers et d'ouvertures conduisant à de petits espaces comme autant de niches. Un décor symbolisant les deux faces des personnages principaux, l'endroit où se déroulent la réalité crue des faits et l'envers, où s'expriment les sentiments.

Les costumes (), originaux et magnifiques, participent à la féérie du spectacle. Vêtus de combinaisons immaculées les recouvrant des pieds à la tête, telles des nonnes « ubuiques », leurs cornettes montées en prolongement de leurs corps, l'habillement des gens de la cour de l'Empereur contraste avec celui, plus conventionnel des prétendants à la main de Turandot. Ping, Pang et Pong, ici traités comme les bouffons de l'Empire, apparaissent en costumes bariolés et/ou vêtus de grands manteaux de velours noirs ornés de larges colliers de perles selon qu'ils expriment la nostalgie de leur vie antérieure ou qu'ils participent à l'action théâtrale de la cour.

Tant on se laisse emporter par le jeu des images et des lumières, qu'on en oublierait le propos de l'intrigue. Certaines scènes pourraient n'être que l'emballage brillant d'une mise en scène pas toujours respectueuse du livret, mais d'autres questionnent l'amateur averti et pointilleux. Ainsi, tout au long de son spectacle, s'ingénie à montrer des scènes d'émasculation, des personnages châtrés pour souligner qu'il n'y aurait que des eunuques au palais d'Altoum. On pourrait le comprendre, puisque Turandot, traumatisée par l'assassinat de son aïeule, n'acceptera d'aimer un homme que s'il répond à trois questions. En cas de défaite, il aura la tête (et accessoirement ses parties génitales) tranchée. Très bien. Alors, dans ce monde d'eunuques, d'où vient cette ribambelle d'enfants que Puccini a tenu à voir de leur présence ?


Mais ne boudons pas notre plaisir visuel puisqu'il est capable de gommer certaines libertés de mise en scène, mais aussi de faire accepter un plateau vocal bien moyen. A commencer par le rôle-titre de (Turandot) dont nous avions pourtant admiré la prestation dans l'Elektra de Richard Strauss sur cette même scène. Ici, la soprano suédoise manque du legato nécessaire à l'italianité du chant puccinien. Peut-être qu'en réfrénant sa puissance vocale elle aurait pu mieux en moduler l'expression et soigner sa diction sans pour autant perdre la cruauté affichée de son personnage. A ses côtés, le ténor roumain (Calaf) nous apparait vocalement fatigué. Souvent en conflits avec le diapason, sa voix manque de soleil et son « Nessun dorma » ne recueille que de timides applaudissements. Du trio des protagonistes, (Liù) sort du lot avec une prestation solide quand bien même l'histoire lyrique nous a offert des protagonistes du rôle avec des pianissimi plus aériens et plus subtils que ceux de la soprano italienne. Meilleur chanteur de ce plateau, le baryton (Timur) est imprégné de son rôle qu'il présente avec une ardeur et une sûreté vocale qui n'ont d'égal que sa belle connaissance du personnage (même miraculeusement guéri de sa cécité par la volonté messianique du metteur en scène). Nous ne pouvons malheureusement pas en dire autant du ténor américain (Altoum) dont les années ont eu raison de sa flamboyance vocale, ne lui laissant qu'un triste filet de voix.

Plus encore qu'à son habitude, le est éblouissant. Quelle force, quelle unité, quel à-propos ! Conscient de son rôle, il se surpasse en puissance, chacun entrainant l'autre dans l'expression musicale la plus parfaite.

De la fosse, le chef italien ne parvient que partiellement à dynamiser un bon . En particulier, dans le final de Luciano Berio choisi pour cette version qui tranche avec le déferlement, la magnitude de la musique éclatante de Giacomo Puccini reçue depuis le début de la soirée. L'émerveillement qui nous tenait en haleine se dégonfle subitement dans ce final, nous laissant un peu déçu et perplexe sur cet évanouissement musical. Le final de Franco Alfano, parfois qualifié de pompier, mais flamboyant, aurait mieux convenu pour clôre cette production colorée et spectaculaire que la version chambriste de Luciano Berio.

Reste que le public, comblé par tant de richesses visuelles, a réservé un triomphe aux protagonistes scéniques de cette production qu'il a largement plus applaudis que les chanteurs.

Crédit photographique : © Magali Dougados

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