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Castellucci et Mahler à Aix : Extermination ou Résurrection ? 

Le retour de à Aix réussit un double pari : ressusciter un lieu culturel à l'abandon et donner une suite à son formidable Requiem de 2019. Un nouveau coup de poing qui scelle une nouvelle fois la position phare du festival d'art lyrique français.

Avec Mozart, le metteur en scène italien avait raconté la fin de l'Humanité. Dans Requiem, le basculement à 90° du plateau de l'Archevêché faisait glisser vers la fosse (d'orchestre) la terre noire qui avait envahi l'espace scénique d'un spectacle dédié à l'immaculé. C'est cette même terre que l'on retrouve, déversée par centaines de tonnes sur le plateau du Stadium de Vitrolles.

Le Stadium de Vitrolles est un monolithe noir que Rudy Ricciotti posa en 1994 dans un désert de bauxite rouge entre Aix-en-Provence et Marseille. L'ambition rassembleuse de ses 5000 places fut revue à la baisse dès 1998, après qu'un concert identitaire organisé par la nouvelle mairie dériva vers la mise à sac et la fermeture définitive de ce lieu emblématique d'une cité considérée alors comme le premier laboratoire culturel frontiste. Il fallut beaucoup d'énergie des uns (dont Vitrolles) et des autres (le Festival d'Aix) pour redonner à ce lieu squatté, tagué, à ce « frère maudit » du Mucem, la place qu'il vient de se réapproprier avec éclat en cet été 2022.

Cambodge 79, Sabra et Chatila 82, Rwanda 94, Srebrenica 95, Boutcha 2022… ne savait pas, lorsque lui inspirait les images de la mise en scène de Résurrection, qu'un nom viendrait allonger la liste désolante de ce que l'homme peut infliger à l'homme. L'on enseigne dès l'école primaire que le premier signe perceptible de l'humanité naissante est ce moment où l'homme décide d'enterrer ses morts. Les noms ci-dessous, entérinent, après Auschwitz, la naissance de l'inhumanité. Résurrection donne à voir dans ses moindres détails le travail de fourmi auquel sont confrontés ceux qui sont en charge de l'exhumation des cadavres enfouis dans ces charniers dont la mémoire se serait bien passée. Des êtres niés à qui il va s'agir de redonner un nom avant de les confier une seconde fois à la terre dont on vient de les arracher. Ce cérémonial dérisoire autant qu'essentiel, auquel se livrent, au risque de leur propre équilibre psychique, les 25 membres de l'UNHCR (Haut Commissariat des Nations Unies pour les Refugiés) embauchés par Castellucci, questionne le lien à son semblable, à la mort d'autrui, à sa propre mort. Au Stadium, 114 êtres humains revoient ainsi le jour sur une des plus géniales partitions sorties du cerveau d'un compositeur.

Au commencement… Dans le silence du couchant troublé par les envolées de martinets, un cheval à la blancheur de licorne surgit sur l'immense plateau où, dans les années 90, se produisirent Goldman et Renaud. Il broute longuement les maigres reliefs d'une terre sale et boueuse dont le spectateur ne sait encore ce qu'elle abrite de monstrueux. Un animal en liberté, que sa propriétaire vient récupérer. Juste avant de quitter les lieux, elle s'approche d'une forme dépassant du sol. L'odeur insoutenable la fait reculer. La Todtenfeier de Mahler est lancée : au tour de la musique d'exprimer l'inexprimable. Avec son surgissement d'hommes, de femmes, de véhicules d'un blanc castelluccien, commence une macabre recension.

Entre effroi et recueillement, le metteur en scène évite le piège des effets de cette musique à effets, quasi sourd aux ruptures de rythme de ses cinq mouvements. Il réalise presque le vœu du compositeur (qui rêvait de cinq minutes de silence entre l'Allegro maestoso et l'Andante moderato), dédie l'insouciance toute classique du deuxième mouvement à la révélation poignante de cadavres d'enfants, utilise l'attaca du grinçant Scherzo pour le dévoilement d'une nouvelle myriade de corps enchevêtrés sous un long linceul noir, statufie chaque protagoniste au surgissement de l'Urlich. Le finale sonne le rappel vers les camionnettes, où, après un dernier regard sur le travail accompli, l'on charge les gisants de ce cimetière à ciel ouvert tandis qu'une femme seule (petite soeur de la Jeanne au bûcher de l'Opéra de Lyon) creuse encore et encore, jusqu'à ce qu'une double étreinte compassionnelle la convainque de consentir à quitter le monde des morts et la scène enfin vide dont la bouche d'ombre n'a plus qu'à faire entendre de l'outre-tombe les vers de Klopstock agrémentés du rajout mahlérien : « Je mourrai pour vivre. » Une lourde pluie, libérant enfin des tonnes d'énergie contenue, tente de laver la terre ainsi souillée par l'homme. Au cœur de la nuit tombée, le jeu d'orgues transfigure imperceptiblement les poutrelles du fond de scène en une croix obscure dont les bras démesurés tentent d'embrasser dans toute leur largeur l'immensité du lieu et la totalité de ses occupants. A chacun de questionner alors sa propre croyance en la résurrection. Et sa face noire, dixit Castellucci : le désespoir.

Des 140 instrumentistes de l'Orchestre de Paris, la configuration de la salle n'offre au regard que la partie émergée des bois des cuivres et des percussions. Les cordes (« autant que possible », conseillait Mahler) sont pourtant bien présentes, ainsi que le tout aussi invisible . L'on garde la mémoire vive de son enregistrement fabuleux de la Troisième de Mahler avec Los Angeles (Sony Classical). Sa Deuxième atteint les mêmes cimes. D'une lenteur assumée, d'une dynamique inouïe qui la rapproche du spectaculaire de l'étonnante version Maazel, magnifiée par un nouveau procédé de sonorisation qui donne son exacte place à chaque instrument (les effets de spatialisation du cinquième mouvement, sidérants de présence lointaine), elle ressuscite l'excellente acoustique du lieu. Trois vraies cloches fondues gonflent cet effectif pléthorique. Deus ex machina, l'entrée finale de l'orgue par-delà ce bonheur tellurique arrache frissons et larmes. Disposés de chaque côté de l'orchestre, ne se levant que sur les dernières mesures, les 90 chanteurs du Chœur de l'Orchestre de Paris et du Jeune Chœur de Paris couronnent avec toute la puissante requise une vision scénique et musicale hors-normes. La profondeur velouté du mezzo de et le soprano tout de lumière irradiante de (toutes deux anti-divas en fosse depuis le début) font jaillir la plus précieuse des humanités tandis que Salonen est fêté en rockstar, mais, comme chacun des musiciens, en contrebas du plateau, celui-ci restant dévolu jusqu'au bout aux vingt-cinq comédiens et figurants empathiques de .

Depuis que l'homme est sur Terre, on dit qu'il n'y a pas eu un moment où il n'a pas tenté de décimer son semblable. Il reste à espérer dans une époque où, dit-on encore, l'opéra est à l'écoute du Monde, que Résurrection, accueilli à Vitrolles par les clameurs d'une assistance debout, et qui sera visible sur Arte Concert dans le formidable filmage de Philippe Béziat jusqu'en mars 2023, soit de ces gestes artistiques propres à inverser la tendance.

Crédits photographiques : © Monika Rittershaus

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