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Les « Vingt Regards » de Messiaen sous les doigts de Bertrand Chamayou

« Les Vingt Regards sur l'Enfant-Jésus sont l'alpha et l'oméga de la littérature de piano » : ainsi s'exprime le pianiste au sujet d'une partition qu'il dit avoir lu à l'âge de neuf ans, qu'il a jouée en concert dès 2009 et qu'il vient de graver chez Erato, honorant les trente ans de la mort du maître.

Achevée en 1944 et créée par Yvonne Loriod qui va l'enregistrer plus d'une fois, l'œuvre colossale (plus de deux heures de musique) est conçue comme un cycle où, en dehors du matériau propre à chaque « Regard », Messiaen fait circuler quatre thèmes qui en gouvernent l'architecture globale et auxquels s'attachent une pensée et une symbolique religieuses dont le compositeur nous donne les clés à travers ses nombreux commentaires.

Il règne une grande sérénité dans le Regard du Père, qui se mue en majesté dans les deux crescendos de cette page introductive ; mais rien ne vient troubler le tintement doux de la note répétée, entendue dans l'infinitude du temps. trouve une résonance, un toucher et une énergie singulière pour chacun des « Regards ». Caressant et joueur dans le Regard de la Vierge, il superpose les plans sonores, de l'onctuosité des accords à la transparence des aigus cristallins dans Regard du fils sur le fils. La puissance déployée par l'interprète dans Par lui tout a été fait (gigantesque fugue en six sections) sidère : ce piano du délire est aussi foisonnant que contrôlé, que l'interprète gorge de vitalité dans une dimension orchestrale d'une richesse inouïe : c'est sans conteste l'un des sommets pianistiques du répertoire et l'une des pages les plus impressionnantes de cet enregistrement. L'agilité oiseau sous les doigts de l'interprète fait merveille, rafraîchissante et baignée de lumière dans le Regard des hauteurs, la pièce la plus courte et la plus populaire, que le pianiste fait chanter avec un rien d'espièglerie sous ses doigts. Le jeu est implacable et la digitalité impressionnante dans Regard de l'esprit de joie, conjuguant précision du rythme, projection du son et fidélité au texte dont l'élan et le rayonnement pianistique atteignent là encore les hauteurs.

On retrouve la tendresse du 1 et sa « claire pénombre » sous les doigts de Chamayou dans Première communion de la Vierge. L'interprète met à l'œuvre son imagination sonore et les dons de coloriste qu'appelle de ses vœux Messiaen dans Noël pour suggérer cloches, tam-tam, marimba, timbales, etc. Le baiser de l'Enfant-Jésus est le grand mouvement lent du cycle, admirable, avec ses guirlandes de notes égrenées au-dessus du thème, « comme si le cœur du ciel entourait notre sommeil de son inépuisable tendresse », nous dit Messiaen : des paroles auxquelles le piano de Chamayou fait merveilleusement écho. Il est en demi-teinte et tout en délicatesse dans Je dors mais mon cœur veille, autre plage contemplative d'une grande ferveur citant le thème de « l'amour mystique ». Moins spectaculaire que le 10 mais grandiose cependant, Regard de l'Église d'amour qui referme le cycle récapitule le matériau thématique, s'aventurant dans le registre oiseau et clamant haut et fort « le thème de Dieu ». Le pianiste confère à cette dernière page l'épaisseur sonore et la plénitude requises.

Cette version mûrie et passionnante qui nous porte vers ce «sommet de grâce et de puissance » que Chamayou mentionne lui-même dans sa note d'intention, vient sans conteste apporter sa pierre à l'édifice discographique comptant aujourd'hui trois générations d'interprètes.

Il est le seul, à notre connaissance, à ajouter un complément de programme – est-ce vraiment une bonne idée ? – à travers cinq hommages rendus à l'auteur des « Vingt Regards » : celui du compositeur et pianiste américain qui écrit une courte paraphrase sur une idée empruntée au maître dans Live Ear Emission! (2001). La citation est également à la source de Rain Tree Sketch II du Japonais Tôru Takemitsu qui « flâne autour » dans une page composée l'année de la mort de Messiaen ; de 1992 également, l'hommage de Tristan Murail, Cloches d'adieu, et un sourire… fait sonner de somptueux accords de couleurs sur fond de note obstinée. Il faut moins d'une minute à György Kurtag pour poser son …humble regard sur quand déploie les ressorts de la technologie dans Tombeau de Messiaen (1994), instaurant un jeu de réciprocité entre les sources acoustique et électronique.

Erato met tout en œuvre pour assurer une prise de son et une qualité d'écoute optimales.

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