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Ténèbres et lumière à Musica

Pour sa 40ᵉ édition, Musica et son directeur rendent un hommage appuyé aux compagnons au long cours du festival et mettent à l'honneur la compositrice franco-finlandaise à l'occasion de son 70ᵉ anniversaire, lors d'un premier week-end balançant entre nostalgie et innovation.

C'est dans l'écrin historique du Palais de la Musique de Strasbourg, entièrement restauré et réouvert depuis peu, que s'ouvre le festival Musica 2022 avec Migrants, un oratorio de pour deux voix solistes, alto solo, orchestre à cordes, deux pianos et percussion, donné en création mondiale dans sa version définitive en cinq mouvements sous la direction d'. « L'afflux des migrants sur les côtes grecques il y a quelques années a été un déclencheur », nous dit le compositeur, fidèle de Musica depuis sa création en 1982. Tout en mêlant des bribes de témoignages de ces hommes et femmes fuyant leurs pays, Aperghis s'est appuyé sur le roman Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad pour constituer sa trame littéraire : un texte en anglais qui passe par les deux voix solistes – la soprano Agata Zubel et la mezzo Christina Daletska – mais s'entend également, et autrement, à travers l'écriture instrumentale, Aperghis modelant la ligne des cordes sur le débit du flux vocal, avec son articulation et ses inflexions ; des contrastes de registres y sont constamment ménagés, grondements des contrebasses contre stridences des cordes aiguës, murmure des violons en retrait et « coups de gueule » frontal des cordes graves auxquels piano et percussions viennent prêter main forte.

Le premier mouvement balance entre clameur du tutti et voix parlée, ombrée par la ligne des cordes aiguës sur le bruit blanc d'une peau frottée. Ce sont les cordes qui dessinent la dramaturgie dans le deuxième mouvement. La voix de tête d'Agata Zubel rejoint les harmoniques aigus des violons tandis que les cordes dans le médium et le grave « disent » l'urgence et la révolte : « On va tous se faire massacrer dans ce brouillard ». L'introduction instrumentale du troisième mouvement et la polyphonie/polyrythmie puissante qui se déploie au sein des pupitres atteignent une force tellurique avant l'arrivée des voix. Elles s'inscrivent, parlando, sur le tissu des cordes comme dans le mélodrame, dans un passage particulièrement émouvant. Il n'y a pas de voix dans le quatrième mouvement où l'altiste est en vedette, dans un affrontement « verbal » avec la masse orchestrale, seule contre tous. Le dernier mouvement, le plus long, donné ce soir en première mondiale, échafaude un long récit où instruments et voix se relaient dans des espaces très mouvants – on pense parfois à Nuits de Xenakis – dans « ce vacarme tumultueux et funèbre » qui ramène les clameurs du début, rehaussées par le piano et la percussion très actifs. Aperghis nous tient en haleine et joue même avec nos nerfs dans cette trajectoire qu'il étire au maximum avant une fin cut à laquelle on ne s'attendait plus. L'ensemble Resonanz de Hambourg est impressionnant sous le geste engagé et précis d'.

Retour aux sources

Le registre est autre et les moyens beaucoup plus économes dans La construction du monde, un petit format de trente minutes conçu par dans l'esprit de l'ATEM, l'Atelier Théâtre et Musique créé en 1976, que le compositeur va animer à Bagnolet durant 15 ans. Le spectacle est accueilli en création mondiale au bar Aedaen speakeasy dans le décor cosy de son boudoir attenant.

Le percussionniste et collaborateur de longue date (depuis 1986 !) Richard Dubelski est installé devant une sorte de bureau en bois dont il va jouer à la faveur d'une ingénierie qui échappe à l'œil du spectateur et qu'il met à l'œuvre avec la dextérité du virtuose : tout en nous racontant ses histoires en lien avec les gestes qu'il exécute. Tout est écrit mais joué par cœur par notre acteur sonore, avec une maîtrise et un sérieux désarmant. À l'instar de Pierre Henry et Pierre Schaeffer, Aperghis écrit sa « symphonie pour un homme seul » (et quelques accessoires en sus), dans le concret du geste, cette fois, et la construction d'un monde qui ne va pas sans risques !

Hommage festif à

Au programme des réjouissances, une rencontre avec le public, la projection de son dernier opéra Innocence et la remise officielle du vase de Soissons à qui reçoit en 2021 le Prix du Président de la République de l'Académie Charles Cros : autant de manifestations strasbourgeoises autour de la compositrice qui anticipent les deux soirées du festival consacrées à sa musique.

Sur le plateau du Maillon, son opéra Only the sound remains, créé à Amsterdam en 2016 et repris en 2018 à Paris, est donné dans la nouvelle production très attendue d'Aleksi Barrière (son fils) et la direction musicale d'Ernest Martínez Izquierdo, déjà présent à Garnier. La compositrice va à la rencontre du théâtre Nō, choisissant deux contes très connus du répertoire traditionnel japonais, Always Strong (Toujours fort) et Feather Mantle (le manteau de plumes) dans l'adaptation qu'Ezra Pound réalise à partir de la traduction anglaise du japonologue Ernest Fenollosa. Les deux histoires chevauchent le réel et le surnaturel, comme un rêve lunaire qui contemple notre monde : à travers l'apparition d'un spectre, celui de Tsunemasa (« un son trouble qui seul demeure »), dialoguant avec le prêtre Giokei. Moins sombre, Feather Mantle met en scène la Tennin, sorte de messagère du ciel qui réclame au pêcheur son manteau de plume sans lequel elle ne peut planer dans le ciel pour regagner le palais de la lune. « Nous trouvons la beauté non pas dans la chose elle-même mais dans le motif de ses ombres, de la lumière et des ténèbres », nous dit Jun'ichiro Tanizaki dans L'éloge de l'ombre.

C'est ce reflet des choses que traquent tout à la fois la musique de Saariaho, à travers ses textures fines souvent floutées par l'électronique, et la scénographie des deux complices, Aleksi Barrière et : un système de panneaux mobiles qui reconfigurent continuellement l'espace et une lumière () jouant avec les ombres, la transparence et l'éphémère des formes, dans l'épure du geste et le temps long. Le spectre de Tsunemasa comme la Tennin sont chantés par le contre-ténor polonais Michał Sławecki, voix vocalisante et légère, délicate et sensuelle, à laquelle l'électronique (aux manettes ) confère une aura résonante et surnaturelle. Les deux autres personnages (prêtre puis pêcheur) s'incarnent dans la voix du baryton au timbre chaud et à la diction impeccable, doté d'une belle aisance dans le registre aigu. Placé à cour, le chœur (quatre voix solistes du ) crée l'animation au sein des dialogues hiératiques des personnages : écho et amplification des voix solistes relayés par l'électronique mais aussi commentaires et pages évocatrices en direction de la nature (« Une heure appartenant à la magie »). Feather Mantle s'achève par une des plus belles écritures chorales de la compositrice. Sur scène également et à jardin, l'effectif instrumental est réduit à l'essentiel : un quatuor à cordes (Quatuor Ardeo) et les percussions auxquels s'ajoute le kantele, instrument traditionnel finnois () et la flûte (), deux sonorités tirant vers les instruments traditionnels du Japon, le koto et le shakuhachi. La flûte japonaise est évoquée à travers le timbre de la flûte basse et l'énergie du souffle qui le traverse. Le danseur et chorégraphe Kaiji Moriyama fait une brève apparition dans le premier conte et revient en solo dans le deuxième, lorsque la Tennin danse pour le pêcheur, dans une prestation particulièrement virtuose dont les gestes semblent rejoindre la rhétorique baroque.

On est séduit, captivé par cette production d'une grande cohérence dont la musique pénètre l'esprit et la forme à travers ses textures miroitantes et le pouvoir mystérieux de son timbre.

Saariaho & friends

C'est dans la rumeur ambiante d'une salle archi-comble, celle du Palais de la Musique, que démarre la soirée anniversaire (et concert monographique) de Kaija Saariaho : des voix amies et proches collaborateurs, dont on ne détecte pas forcément l'identité, s'entendent dans le remous d'un flux électronique scintillant : c'est le cadeau – Love from afar – offert par la compositrice catalane Nuria Giménez-Comas à Kaija Saariaho dont elle a suivi les master-classes à Toronto. La soirée, réunissant les interprètes fidèles (ceux de l'opéra de la veille et quelques autres encore) est jalonnée d'extraits vidéos, les premiers rushs d'un documentaire commencé par Anne Grange dont on attend avec impatience la finalisation : Kaija Saariaho y est filmée dans sa maison de campagne. Sensible à l'environnement naturel, à la perception du temps et soucieuse de l'organisation de son travail, elle nous fait entrer dans l'intimité de son atelier de compositrice.

Les flûtes (basse et piccolo) de et le kantele d' sont de nouveau associés dans Light still and moving (2016), une pièce préfigurant, semble-t-il, certaines pages de Only the sound remains. Camilla Hoitenga joue NoaNoa (1992) pour flûte et électronique, pierre d'angle du répertoire des pièces mixtes. Les Ardeo sont au côté de dans Die Aussicht pour quatuor à cordes et soprano (1996-2019), une pièce d'une grande pénétration écrite sur un poème d'Hölderlin. La violoniste Aliisa Neige Barrière (fille de la compositrice) rejoint la soprano dans Changing Light jouée avec la même délicatesse et une flexibilité dans la conduite mélodique des deux lignes qui se complètent.

Le fidèle Anssi Karttunen a mis sur son pupitre Sept papillons, sept perles pour le violoncelle qui lui sont dédiées et dont il restitue la fugacité du mouvement et la qualité vibrante du son avec une précision d'horloger et un sens de la couleur qui émerveillent. Présents eux-aussi, les solistes de l'Orfeó Catalá chantent Nuits, adieux (1991), pour quatuor vocal et électronique, une pièce inscrite dans le temps long qu'autorisent les déploiements de l'électronique (aux manettes : Jean-Baptiste Barrière). Les chanteurs ont entre les mains deux micros, l'un pour l'amplification ambiante des voix, l'autre pour les transformations live de leur solo. Alors que l'on croyait le concert terminé, Aliisa Neige Barrière revient seule sur le devant de la scène pour interpréter, entre puissance du geste et raffinement de l'archet, Nocturne, une pièce de 1994 dédiée à Witold Lutoslawski, dont le matériau sonore est issu du concerto pour violon Graal Théâtre : un autre cadeau, plus émouvant encore, offert dans l'ardeur et la fougue de la jeunesse !

Que dire des Tres Coyotes – (piano), Anssi Karttunen (violoncelle et instrument midi) et John Paul Jones (basse électrique) – réunis en seconde partie pour une session d'improvisation libre ; qu'ils referment la soirée dans la plus grande quiétude et nous préparent au sommeil de minuit…

Crédit photographique : © festival Musica

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