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À Genève, ça dérape au Grand Théâtre avec Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet

Très attendue, la création mondiale de Ukiyo-e de , le nouveau directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève déçoit, contrairement à Skid du chorégraphe qui entre au répertoire de la compagnie.

Il n'y avait plus un siège de libre pour cette soirée qui marque l'intronisation scénique du chorégraphe dans ses nouvelles fonctions de directeur du Ballet du Grand Théâtre de Genève après 19 ans de règne de son prédécesseur, Philippe Cohen, décédé quelques semaines après son départ à la retraite. Pour l'occasion, le chorégraphe belge présentait en création mondiale Ukiyo-e, une pièce imaginée pour le temps présent dans le cadre de l'imaginaire japonais des Mondes flottants, fil rouge de cette saison genevoise.

En ouverture de soirée, Skid, le ballet-scénographie de a remporté un beau succès. Le Grand Théâtre de Genève reprend en effet cette pièce, créée par le GöteborgsOperans Danskompani en 2017, dont nous avions parlé lors de sa présentation au Théâtre national de Chaillot en janvier 2018. Un grand plateau blanc fortement incliné sert d'unique décor à cette incroyable performance. Au son d'une musique électronique planante comme un immense accord d'orgues graves, du bord supérieur du panneau s'avance une forme, comme un masse de chair aux contours indéfinissables accentués par des éclairages projetant des ombres rendant l'objet plus incertain encore. Peu à peu, on découvre le corps inerte d'un homme qui, lentement, glisse vers l'avant-scène. Il est bientôt suivi d'un autre corps, puis d'un autre, recroquevillé celui-là, puis de deux autres qui dévalent cette pente comme le feraient des déchets sur les flancs d'un talus.

Le spectacle est à la fois beau, terrifiant, macabre et saisissant. Soudain, un accroc, une aspérité et la glissade s'interrompt, le corps s'arcboute, les bras écartés, la tête dodelinante. Il est presque debout quand un autre corps lui cogne la jambe le faisant trébucher puis s'effondrer et poursuivre sa chute. Et recommencent inexorablement, comme privés de vie, ces corps qui dérapent vers l'abîme. Quand enfin, le dernier danseur disparaît, la lumière descend peu à peu pour rejoindre l'obscurité la plus complète laissant le public muet de sidération avant qu'il ressorte de son rêve éveillé pour applaudir cette première scène d'une très grande portée artistique et symbolique. Bientôt, sur une musique obsédante et tambourinante, les danseurs gravissent par petits sauts la pente du décor, pour bientôt déraper à nouveau. Ballet d'individus se raccrochant les uns aux autres sans autre destin que celui de disparaître bientôt.

Puis dans un ultime tableau, enfermé dans un cocon, telle une chrysalide, un homme se libère de son enveloppe castratrice pour naître nu et grimper au faîte du décor, jusqu'à enfin se redresser en être accompli avant que s'éteigne la lumière.
Avec ce ballet, outre l'aspect intellectuel de la démarche scénique, repense la danse. Il fragilise le danseur habitué à se mouvoir sur une scène à niveau. Il le porte ainsi aux limites de ses sensations habituelles. Qui du public n'aura peut-être pas goûté la dureté du propos scénique, personne ne pourra pas relever la formidable performance physique de ces danseurs. Et c'est sous une salve de bravos qu'ils se retirent humblement vers une pause réparatrice.

Après cette première partie enthousiasmante, la pièce du maître de maison était attendue en apothéose de cette soirée de danse. Malheureusement, le soufflé se dégonfle rapidement. Qu'avons-nous vu dans ce si prometteur Ukiyo-e ? Une certaine agitation ordonnée d'une vingtaine de danseurs et danseuses vêtus de grands manteaux noirs aux reflets changeants à la guise des éclairages. D'abord montant ou descendant des escaliers dans une lenteur toute théâtrale, sorte de promenade de chauffe, les danseurs changés en machinistes entraînent le grand escalier, qu'on scindera en quatre ou cinq éléments pour les promener à leur tour dans un ballet improbable et terminer leur course en fond de scène sans qu'on saisisse l'intérêt de ces encombrants accessoires sinon de permettre à certains danseurs de plonger dans le néant dans une chute calculée. Et sur scène, on tournoie, on tournoie, on tournoie sans cesse, avec des grands gestes de bras et de jambes, dans un chaos scénique étrange.

En fond de scène, un petit orchestre de chambre alterne ses musiques contemporaines avec un percussionniste japonais accompagnant formidablement son compère , chanteur traditionnel. Une sonorisation excessive des instruments et du psalmodier japonais agresse les oreilles des spectateurs pourtant habitués aux contre-uts des voix naturelles des chanteurs d'opéra. Et on tournoie, et tournoie encore. D'un tableau à l'autre, rien ne change et tout se transforme. On s'arrête, le temps qu'une danseuse déclame un poème en anglais (et pourquoi donc ?) avec autour d'elle un groupe de danseurs s'approchant puis se dispersant. Beaucoup de mouvements, beaucoup de déplacements, avec parfois ce sentiment qu'on voudrait que tout cela s'arrête. Est-ce le but recherché par le chorégraphe ? Au moins aura-t-il réussi à créer un certain ennui.

Au moment des saluts, les ovations vont principalement aux danseurs du Ballet du Grand Théâtre de Genève dont l'engagement des premiers instants est à nouveau chaleureusement salué. Le public, dubitatif, salue le nouveau directeur du ballet genevois avec, peut-être, l'espoir que le futur l'amènera vers des horizons moins obscurs que celui de cette pièce.

Crédits photographiques : GTG © Gregory Batardon

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