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Aux Volques de Nîmes, Betsy Jolas et Robert Schumann en miroir

Faire dialoguer les musiques d'aujourd'hui avec celles du passé : c'est l'ambition du festival de musique de chambre Les Volques de Nîmes (initié par Carole Roth-Dauphin et François-Xavier Roth) qui proposait pour sa troisième édition de mettre en miroir les œuvres de et de la compositrice .

« J'ai conscience d'être une des dernières survivantes de la génération des Boulez et Stockhausen », déclarait, il y a peu, au journal Le Monde, la doyenne de la musique contemporaine à qui l'on passe toujours commande. L'Orchestre de Paris a créé Latest le 30 novembre dernier, mais le titre de l'œuvre est trompeur car une autre partition est en cours pour le LSO et Simon Rattle !

Souffrant du Covid 19, a malheureusement dû renoncer au voyage dans le sud. C'est donc par visioconférence qu'elle s'est exprimée chaque soir avant le concert, répondant aux questions des trois médiateurs de cette édition, Martina Seeber (de la WDR et DeutschlandRadio), Patrick Hahn (producteur à la WDR3 de Cologne) et Arnaud Merlin de France Musique.

Née en France dans une famille de fins lettrés qui l'amène à côtoyer les plus grands noms de la littérature et des arts de l'entre-deux guerres (James Joyce était un ami de ses parents, tous deux Américains), passe six ans (1940-46) à New-York où elle débute sa formation de musicienne, à travers la voix notamment. Elle y ressent ses premières grandes émotions artistiques et écrit ses premières partitions. Son retour en France l'amène à parfaire ses études d'écriture au Conservatoire de Paris avant de se lancer, très seule mais suffisamment armée, dans la composition. Elle va mener une carrière toujours en marge des courants dominants (sériel, spectral) qui ont jalonné l'histoire des années d'après-guerre, cherchant avant tout dans la ligne et le contrepoint sa manière personnelle de conduire le discours musical. Loin de faire « table rase » comme le préconisait l'avant-garde, Betsy Jolas va au contraire puiser son inspiration dans les modèles de la tradition, les musiques de la Renaissance qu'elle a elle-même chantées comme celles de Roland de Lassus qui ne cesse de la hanter. « Ceux qui connaissent mon œuvre et ont suivi mon enseignement (ndlr : elle avait une classe d'analyse musicale au CNSMD de Paris) savent que ma pensée musicale alimentée par mon expérience quotidienne de la vie, a besoin pour s'incarner de se référer constamment à une lignée », aime-t-elle rappeler.

Du solo au petit ensemble, une vingtaine d'œuvres de la compositrice (son catalogue en recense plus de 200 !) ont été sélectionnées et autant d'opus schumanniens qui alternent durant chaque concert, drainant un grand nombre d'interprètes. Certains sont en résidence durant tout le festival comme le pianiste Jean-François Heisser et l'altiste , d'autres sont issus de l'orchestre Les Siècles et jouent aussi sur instruments d'époque. Génération Volques, en partenariat avec ProQuartet, renouvelle son soutien aux jeunes interprètes en invitant sur scène le tout jeune .

Dans la confusion des genres

Les deux musiciennes du Trio Catch, la violoncelliste Eva Boesch et la pianiste Sun-Young Nam sont rejointes par la violoniste Charlotte Saluste-Bridoux sur le plateau du théâtre de Nîmes où se déroulent les trois concerts du samedi 10 décembre. Sur leur pupitre le Trio 88 (1988) de Betsy Jolas, une pièce en un seul mouvement d'une musique ciselée et lumineuse où la compositrice semble mettre en scène des personnages qui s'animent sous nos yeux ; ce que fait également Schumann dans Davidsbündlertänze (Danses de la confrérie de David) op.6 que Jean-François Heisser joue juste après. C'est une prise de rôle pour cet immense interprète qui avoue s'être encore peu penché sur les grandes fresques pianistiques du romantique ! Il confère à cette galerie de portraits de la Confrérie de David (Clara, Félix, Eusebius, Florestan, etc.) une incarnation et une vitalité sonores extraordinaires.

On le retrouve lors du concert de l'après-midi (16h30) au côté de l'altiste dans Frauenliebe (2010), un chef d'œuvre abordant la part intime du catalogue de la compositrice : 10 Lieder pour alto et piano, titre-t-elle, pensant bien évidemment au cycle schumannien (Frauenliebe und Leben) sans pour autant convoquer le texte ni le chant : une confusion des genres qu'elle aime entretenir, faisant peu de différence entre la voix et l'instrument. Parmi les cordes, c'est l'alto qui a sa préférence. Elle noue avec ses interprètes, Serge Collot, Antoine Tamestit et , un compagnonnage au long court, écrivant plus d'une dizaine de pièces pour l'alto ! Les sensibilités fusionnent et les sonorités s'accordent entre Laurent Camatte et Jean-François Heisser, les deux artistes offrant au public, dans cette recherche de l'impalpable liée à la rêverie, un intense moment d'émotion.

On s'embarque avec le même bonheur dans le rêve schumannien grâce aux Märchenerzählungen op.132 (1853), une partition croisant l'alto de Laurent Camatte, la clarinette de et le piano de Sun-Young Nam. La pièce est jouée à fleur de sensibilité par nos trois interprètes servant au mieux cette musique d'une grande liberté de facture. Le Steinway de concert cède la place au Pleyel des années 1870 pour une fin de soirée dédiée à la voix, celle du baryténor américain , désormais fidèle du festival, accompagné par . L'œil égaré (2002) de Betsy Jolas est un cycle de six chants pour baryton et piano sur des poèmes de Victor Hugo, partition issue de sa cantate radiophonique éponyme que lui avait commandée Henri Dutilleux dans les années 1960. La diction est parfaite et le charme opère dans les trois numéros chantés par le Michael Spyres même si les passages fréquents entre voix parlée et chantée mettent parfois notre chanteur à la peine. Son interprétation des Dichterliebe fait merveille, où il use de toutes les couleurs de son registre, du métal de ses graves (Ich grolle nicht) à la douceur de miel de ses aigus. dose ses sonorités avec une rare perfection, soucieux des équilibres dans une partition qu'il connaît en profondeur.

Cordes et vents mêlés

Éclaté dans différents lieux de la ville de Nîmes (Le Spot, Musée des Beaux-Arts, Musée de la Romanité), le festival invite le public du dimanche à la Cour d'appel du Tribunal, lieu quelque peu austère mais bien sonnant. Entre trio, quatuor et quintette, on y découvre des œuvres majeures de Betsy Jolas auxquelles répondent les monuments de la musique de chambre romantique, tels que le Quatuor op.47 avec piano et le Quatuor à cordes n°3 de Schumann.

Commande du Trio à cordes de Paris, le Trio « Les Heures » en cinq mouvements de Betsy Jolas invite à une écoute active. Les lignes éloquentes se déploient loin des formes traditionnelles du développement. La compositrice vise au contraire une forme ouverte où les voix peuvent évoluer librement et où les figures musicales semblent capter l'émotion de l'instant. Il y a du mystère dans cette facture singulière où les coutures de la fabrication ont été volontairement effacées. La violoniste Aude Périn-Dureau (violon solo de l'Orchestre de Montpellier) est au côté de Carole Roth-Dauphin (alto) et (violoncelle) dans cette interprétation aussi maîtrisée que poétique. Très surprenant également, le quintette à vent O Wall de la compositrice, sous-titré « opéra de poupée », convoque les musiciens des Siècles. Jolas y met en scène des personnages, poursuivant sa quête d'un théâtre sans voix. L'interprétation est impeccable, pleine de vitalité et de couleurs acidulées. Le bassoniste des Siècles, , est aussi saxophoniste à ses heures ! Ainsi est-il invité à jouer Épisode IV pour saxophone ténor de Jolas, pièce courte pleine de saveurs extraite d'une série de neuf partitions solistes à l'instar des Sequenze de Berio. Dans le même concert, Carole Roth-Dauphin et Jean-François Heisser donnent une version enlevée et éminemment passionnée de l'Andante et Allegro op.70 de Schumann (1849). Ils rejoignent ensuite Aude Périn-Dureau et dans le Quatuor avec piano op.47, l'un des sommets de la musique de chambre avec piano. Il est joué avec un bel élan mais sans débordement par nos quatre interprètes mis tour à tour en valeur dans ces pages de maturité qui consacrent la figure du compositeur romantique.

Betsy Jolas a écrit huit quatuors « qui correspondent davantage à l'idée d'écrire à quatre que de privilégier la formation du quatuor à cordes », précise-t-elle. Le Quatuor II est avec voix, le Quatuor VI avec clarinette. Au programme du concert, le Quatuor VII, Afterthoughts, est avec trompette, écrit pour le virtuose suédois Håkan Hardenberger en 2018 : la partition est risquée dans laquelle Jolas s'engage avec fantaisie et détermination. En vedette le trompettiste des Siècles aux côtés de Caroline Florenville (violon), Carole Roth-Dauphin (alto) et Amaryllis Jarczyk (violoncelle).

Ils ont bénéficié de la master-class des Diotima présents durant le festival et s'inscrivent dans le programme Génération Volques soutenu par ProQuartet. Le – Charlotte Saluste-Bridoux, Lorraine Campet, violon, Pierre-Antoine Codron, alto, Tom Almerge-Zerillo, violoncelle – fondé en 2019, est sur le devant de la scène pour jouer les quatuors de Jolas et de Schumann. Topeng est le Quatuor VIII de la compositrice composé pour les Arditti et la Biennale des Quatuors à cordes de la Philharmonie de Paris en 2019. Elle y évoque, comme dans B for sonata (1973), ce fameux voyage à Bali organisé par Maurice Fleuret en 1972 où elle découvre, en compagnie de Xenakis et Takemitsu, le théâtre dansé Topeng : « …un acteur y incarne plusieurs personnages légendaires au moyen de changements de masques effectués dans la plus grande agitation derrière un rideau, le tout au son d'un gamelan déchaîné », raconte-t-elle. Fantaisies des figures et discontinuité du geste sont de mise dans cet espace de jeu tout en contrastes, ponctué de silences éloquents et de lestes trajectoires où se dessine le profil du danseur. Finesse et humour animent ce petit théâtre de sons auquel le donne toute sa vitalité… jusqu'au signal d'arrêt (deux coups de baguettes sur le pupitre) qui ne manque pas son effet.

Le Quatuor à cordes n°3 op.41 de Schumann a été travaillé avec les Diotima et réserve de très beaux moments sous l'autorité des quatre archets qui ne vont pas sans une certaine nervosité et surenchère sonore. Le Scherzo est magnifiquement enlevé tandis que la sonorité se déploie dans un mouvement lent fort bien conduit. Les quatre musiciens terminent brillamment un dernier mouvement plein d'ardeur qui soulève l'enthousiasme du public saluant le talent de cette jeune phalange promise à un bel avenir.

Épilogue théâtral

Le théâtre est sans doute le lieu où viennent véritablement fusionner les univers de et Betsy Jolas. Ainsi cette troisième édition des Volques se referme-t-elle avec le mélodrame Rambles Thru 44 the Mysterious Stranger (2014) de la compositrice, œuvre dirigée pour récitante et petit ensemble instrumental. Auparavant, , dont ce sera la seule apparition sur scène, est en duo avec Jean-François Heisser dans la monumentale Sonate n°2 pour violon et piano op.121 de Schumann où les deux voix convergent, amples et généreuses, dans une virtuosité et une sonorité flamboyantes.

Pour que l'histoire, écrite en anglais par Betsy Jolas – celle d'un personnage étrange et diabolique qui vient semer le trouble dans une entreprise familiale – soit comprise de tous, les six partenaires ont décidé, dans un premier temps, de la raconter en français et sans musique, Raphaël Merlin mettant à l'œuvre ses talents de comédien avant de retrouver sa casquette de chef. Ciselée avec un soin d'orfèvre, la partie instrumentale enchante le plateau, dessinant ses figures et dardant ses couleurs pour accompagner et prolonger le récit (Salomé Braccini) dans un bel équilibre des forces, confirmant, s'il était besoin, les qualités de dramaturge d'une compositrice dont le catalogue recense quatre opéras.

Le rendez-vous est pris pour une quatrième édition invitant le compositeur britannique George Benjamin versus… Wolfgang Amadeus !

Crédit photographique : © Les Volques

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