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Nouvelle vague du Tremplin de la création à la Philharmonie

Rendre compte de l'étendue du spectre de la jeune création : c'est l'objectif que s'est donné cette deuxième édition du Tremplin de la création initié par la Philharmonie de Paris.

On compte dix pays représentés, vingt-six œuvres nouvelles et autant de jeunes compositrices-compositeurs tous présents dans les rangs du public. Trois ensembles professionnels (Cairn, Multilatérale et Intercontemporain) ainsi que l'ensemble du ont été conviés pour cette longue journée de concerts dans l'espace du Studio de la Philharmonie de Paris. Micros et caméras assurent la retransmission live de l'événement (à voir et revoir sur Philharmonie live jusqu'au 11 septembre 2023).

Cinq à sept pièces sont au programme de chacun des concerts affichant une stricte parité et une diversité étonnante d'esthétiques, de couleurs et de personnalités ; c'est ce que l'on ressent dans la sélection de l' doté d'un accordéon microtonal et d'une guitare électrique. Dirigé par son chef , il est opérationnel dès 10 heures du matin!

Microtonalité et électricité

Le coup d'envoi de ce marathon est donné avec Poem code du français Brendan Champeaux qui explore la résistance du matériau souvent à la marge du silence, donnant à entendre sa fragilité entre son et bruit. Est convoqué à cet effet un set de percussions très sophistiqué. On peine à déchiffrer l'énigme mais le mystère dont l'œuvre s'entoure est un gage de sa beauté. Le zarb, dont on savoure le solo inaugural sous les doigts de Sylvain Lemêtre, est au centre du dispositif de J'ai vu deux lunes de la Française Anaïs-Nour Benlachhab, dont les alliages de sons au croisement des influences et le dialogue entre l'écrit et le non écrit fondent la poétique sonore. On est également séduit par la belle alchimie des couleurs dans Like a perhaps hand moving a perhaps fraction of silver sudden parody de la compositrice serbe Sara Stevanović. Les trames flottantes et la musique vibratile et ondoyante s'inscrivent dans un temps suspendu. « Rien que le vent , le sable et la roche » : ce sont les mots de l'Italienne Carmen Fizzarotti pour décrire le canyon de Marafa au cœur du processus de Red sand, Marafa. Cette terre brûlée par le soleil, elle l'exprime par l'intensité et l'inouï du son saturé, dans l'excès du geste instrumental autant que dans l'infra-saturation. Agraphon 1 est une pièce acousmatique (entendue à travers les haut-parleurs) de Floriane Pochon. Elle ouvre un espace aussi poétique que sensible (« souffles de la faune et murmures végétaux ») traversé par une voix féminine subtilement traitée qui donne à la fois du sens et de l'étrangeté. Sept minutes suffisent au compositeur turc Uğurcan Öztekin pour nous faire quitter la terre et nous embarquer avec la huppe à la recherche du Simorgh. Les lignes microtonales et l'alliage très fin des sonorités engendre l'émotion du timbre dans sa pièce Conférence of the birds : Paris. Dans Orgelbüchlein d', notre coup de cœur, s'exerce une ingénierie méticuleuse autant que virtuose au sein de laquelle divers processus sont à l'œuvre, du son pur au timbre, de la note au spectre, du son lisse à la granulation, du ralentissement à l'épaisseur, de l'harmonique à l'inharmonique, etc. Inventive et rafraîchissante, la pièce sonne avec une rare précision sous le geste des six musiciens de l'ensemble (manque la guitare électrique) et celui de tirant le meilleur de chacune des pièces entendues dans ce concert.

Poésie lunaire avec Multilatérale

Pas d'accordéon ni de guitare au sein de l'ensemble Multilatérale dirigé par le chef mais une harpe et un piano aux côtés des violon, violoncelle, flûte et clarinette. Parmi les sept créations entendues en ce début d'après-midi, que vient introduire le fondateur de l'ensemble , deux pièces sont jouées en solo. Celle du Réunionnais Sami Naslin, On peut douter de tout. Elle est adressée au flûtiste Matteo Cesari qui en détaille chaque sinuosité avec une élégance et une aisance confondantes. On retiendra davantage la pièce pour harpe seule de Anne Castex, Automate III. Elle invite à modifier, hybrider, désaccorder sa harpe au fur et à mesure, donnant à entendre des sons exogènes (un fil qu'elle tire horizontalement) dans un processus de mutation-réinvention de l'instrument. Soliste toujours, mais encerclée par cinq partenaires un rien inquiétants, incarne Artemisia Gentileschi dans la pièce de la compositrice roumaine (vivant en Autriche) Sânziana-Cristina Dobrovicescu. Hollowed Light est un théâtre instrumental auquel participe également le chef. Le scénario est censé relater le procès de la peintre du XVIIᵉ siècle violée par son professeur Agostino Tassi à travers une chorégraphie de gestes symboliques, sonores ou pas. La proposition est un rien ambitieuse mais vaillamment assumée par des interprètes tout terrain.

Le mouvement de la saturation prévaut dans cette sélection opérée par Multilatérale, avec la pièce de l'Italien Carlo Elia Praderio, Latitude, et celle, plus élaborée, de l'Estonienne Krõõt-Kärt Kaev, Kaléidolunaire, qui focalise toute notre attention. La compositrice y refaçonne à sa manière le huitième mélodrame, Nacht, du Pierrot lunaire de Schönberg. Le piano est entièrement préparé et les musiciens ont à portée de main hochet et chimes pour entretenir cet univers bruité, discontinu et fragile qui ne renie pas une certaine plasticité et dramaturgie du timbre. Si , chanteuse et compositrice, ne nous convainc guère dans Chant à la lune où elle est elle-même sur le devant de la scène, on applaudit la pièce d'Alexandre Singier, Ultra_Carné (879 111 81), une partition pulsée et festive, entre rigueur et fantaisie, précision et virtuosité. Le piano est préparé et la flûte en dehors, émettant périodiquement une sorte de plainte qui rythme ses élans. L'univers percussif domine dans une seconde partie généralisant les modes de jeu et autres détournements de sonorités obtenus sur chacun des six instruments. Ainsi se referme le concert polystylistique et plein d'inattendus de l'ensemble Multilatérale.

Entre son et bruit avec les musiciens du

L'ensemble instrumental du (flûte, clarinette, saxophone, violon, alto et percussion), réunit des étudiants encore en cursus. Moins aguerris peut-être, ils n'en défendent pas moins avec ardeur cinq partitions mises à leur programme. La performance est virtuose de , seul à son vibraphone dans Ils ne couveront rien dans nos profondeurs d'Antoine Cure. Évitant les stéréotypes attachés à l'instrument résonnant, le compositeur travaille subtilement sur la qualité du son et sa projection, renouvelant d'autant la nature des baguettes utilisées. On retrouve et ce même vibraphone dans Monodie du français . Il apporte un fond de résonance au chant du saxophone, une mélodie aux intonations microtonales aussi envoûtante que bien conduite par Emma Jonquet. Scapes of fluentity de l'Estonienne Anna-Margret Noorhani est un duo pour flûte () et piano (Aksel Remmel) dans lequel la compositrice confronte les timbres (attirance, répulsion, hybridation) des deux instruments synchrones sous forme d'étude de sonorité restituée avec une énergie et une clarté galvanisante par nos deux interprètes. Si l'on peine à cerner le projet de Tríptic de la natura morta pour flûte, clarinette, violon et alto (dirigé par le compositeur) de l'Espagnol Mario Moya-Sánchez, Overwound (Surbobiné) de la Coréenne Ji-Young Lee, dans l'interprétation virtuose d'Emma Jonquet (saxophone), Aksel Remmel (piano) et Léa Paci (alto) nous enchante. Le piano est préparé et les techniques de jeu étendues abondent pour détourner les instruments de leur fonction habituelle et servirent la dimension bruitée et rythmique d'une machine de précision qui se dérègle : alerte et virtuose!

Dans le labyrinthe des sons avec l'EIC

Chef charismatique, alliant précision et souplesse, , qui vient d'être nommé chef assistant du « National », est à la tête de l'Intercontemporain pour le quatrième set du Tremplin de la création. La majorité des compositeurs sélectionnés ont choisi d'écrire pour les 15, voire 16 instruments mis à leur disposition.

On peine à s'orienter dans le labyrinthe des sons avec interfere, la pièce de l'Américain Matthew Schultheis balançant entre solos et polyphonie dense qui charrie un matériau très/trop hétérogène. L'écoute se recentre avec Lœss (roche sédimentaire) du Français Tom Bierton alliant délicatesse de la touche et lyrisme du timbre. Les sons complexes où fusionnent les sonorités s'inscrivent sur une temporalité étirée et un déploiement spectral d'une grande beauté. Ressassant une même note grave, l'Italienne Manuela Guerra nous fait pénétrer à l'intérieur du son et de plus en plus profondément, dans le premier volet de Abissum I (abissus invocat) regardant vers le compatriote Giacinto Scelsi. Une même thématique des profondeurs anime la compositrice et accordéoniste dans Les souterrains de l'âme. Sombre et touffue, l'écriture balance entre lyrisme des lignes et élans dynamiques et pulsés. La coda plus introspective confère à la phrase musicale une respiration bienvenue. Albireo de la Française Emmanuelle Da Costa est le nom d'une double étoile située dans la constellation du cygne. L'œuvre bien conduite déploie une grande palette de timbres, louvoyant entre couleurs solistes et tutti plus foisonnants, tout en maintenant la transparence des textures. Jaehyuck Choi est chef d'orchestre, compositeur et directeur de l'ensemble blank. Straight to Heaven est le nom d'un parfum (celui qu'il préfère) et le titre de sa pièce. Toute en puissance et tension énergétique, elle est portée par un long processus plusieurs fois réamorcé dont un coup de tam éclaboussant matérialise le sommet. On préfère la fragilité et les courbes sensuelles de Élégie pour neuf musiciens de la compositrice chinoise Lanqing Ding : matière vivante et vibrante à la marge du silence, la musique réitère dans la lenteur et les variations infimes les gestes d'un rituel imaginaire.

Effervescent et festif

Les musiciens de l'EIC reviennent sur le plateau central, rejoints, sur les deux estrades latérales, par les ensembles Cairn et Multilatérale ainsi que les étudiants du CNSMD de Lyon. On additionne mais on ne mélange pas…. pour donner en création toujours, la pièce de Jet d'eau écrite pour les trois ensembles. Dominant les rangs du public, Guillaume Bourgogne trône en gloire sur son podium, embrassant tout l'espace du Studio.

Ça râpe, ça grince, ça vibre et ça trémole mais ça ne tourne guère d'un ensemble à l'autre. Venant du jazz et des musiques improvisées, s'attache davantage à l'organisation rythmique de l'ensemble et à l'exploration du timbre. Les couleurs sur sa palette sont pléthore, de l'accordéon microtonal de Fanny Vicens à la guitare électrique de Christelle Sery. Elles sont toutes deux mises en vedette tout comme le hautbois de Philippe Grauvogel (dont les multiphoniques insolents évoquent la cornemuse) et la flûte basse de Matteo Cesari émettant des fréquences hyper aiguës qui donnent l'illusion de sons de synthèse. Le geste est ludique, la matière hérissée et le caractère festif : Jet d'eau clôture le Tremplin de la création 2023 dans l'effervescence et la bonne humeur.

Crédit photographique : © Philharmonie de Paris

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