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Entrée remarquée de Nixon in China à Bastille

Longtemps la musique minimaliste américaine, réinstaurant la consonance et prônant l'économie du matériau, s'est vue rejetée par le public français. Il aura fallu plus de trente ans pour que le premier opéra de , Nixon in China, programmé au Théâtre du Châtelet en 2012, s'affiche à l'Opéra Bastille dans une nouvelle production signée .

Nixon in China est considéré comme le premier opéra politico-historique du XXᵉ siècle dont l'idée est soufflée au compositeur américain par qui met en scène l'ouvrage lyrique lors de sa création à Houston en 1987. Le livret de la poétesse relate le voyage en Chine du président américain et de son épouse reçus par Mao Zedong et son premier ministre Zhou Enlai : un rendez-vous historique qui amorce la fin de la guerre froide et l'ouverture de la Chine au monde occidental.

Liée à la compagnie La Fura dels Baus de 2000 à 2020, la metteuse en scène argentine fait également son entrée à l'Opéra de Paris en tant qu'artiste indépendante. Pour traiter un sujet toujours brûlant d'actualité, s'agissant des relations diplomatiques entre les deux pays, elle choisit un parti pris qui s'éloigne de la conception réaliste d'un , envisageant cette événement historique comme une sorte de mythologie, une façon de voir le monde sous un angle plus abstrait. Aussi s'empare-t-elle de « la diplomatie du ping-pong », une stratégie d'échanges amicaux entre les spécialistes du tennis de table qui avait incité les Chinois, en 1971, à inviter les pongistes américains, soit une petite année avant la venue officielle de Nixon en Chine. La table de ping-pong devient l'élément symbolique des échanges, clé de lecture physique autant que scénographique de tout l'opéra. Le geste du pongiste rejoint d'ailleurs l'univers musical d'un en vertu du balancement et du rythme répétitif de la balle.

Cette table de ping-pong est d'emblée présente sur le plateau durant le court prélude instrumental. Les deux joueurs, rouge d'un côté, bleu de l'autre, sont sans raquettes ni balles d'ailleurs, mais avec des têtes d'oiseaux et des gestes ralentis qui distancent le propos. Le préambule est de toute beauté, musique de l'attente qui fait tourner des motifs de gammes ascendantes sur lesquelles le chœur intervient, scandant d'une seule voix le texte de haute tenue d'. Descend alors des cintres l'aigle géant, autre image symbolique figurant l'avion « Spirit of' 76 » dans lequel est arrivé le couple présidentiel. Le troisième tableau ramène le contexte sportif et les échanges de balles entre Mao et Kissinger managés par les deux femmes des dirigeants : la scène un rien grand-guignolesque s'achève par une superbe avalanche de balles blanches préfigurant la neige qui va tomber dans la nuit.

Située entre le genre de l'opéra et de la comédie musicale, la partition alterne des dialogues chantés et des airs qui balisent l'action. Celui de Nixon/, au sortir de l'avion, est une belle entrée en matière, qui se cale sur les accents rythmiques de la musique, dans un flux tendu et haché où les mots comme les sons se répètent. Le décor (celui de Carles Berga et Peter van Prast) change à chaque scène et lever de rideau. Il est sur deux niveaux dans la scène 2 de l'acte I. Dans sa bibliothèque factice, Mao et ses secrétaires s'entretiennent avec Nixon et Kissinger sur des questions hautement philosophiques et idéologiques tandis que l'on brûle les livres et torture les intellectuels et les musiciens (ceux qui pratiquent le répertoire occidental) sous ses pieds. D'autres images et reportages vidéo viendront nous rappeler de manière très réaliste les exactions qui ont eu lieu durant la Révolution culturelle ainsi que les horreurs de la guerre du Vietnam. Le troisième acte débute par le témoignage glaçant du directeur du conservatoire de Shanghaï (extrait du film De Mao à Mozart – Isaac Stern in China) racontant l'humiliation et les violences qu'il a subi durant quatorze mois de détention.

Maintenant la pulsation rythmique et les accents asymétriques qui découpent le flux sonore, la musique de l'acte II sonne plus claire et moins fort. Pat Nixon (Renée Fleming radieuse) découvre la Chine en compagnie d'un dragon rouge, aussi monstrueux qu'affectueux, celui de l'Opéra de Pékin qui nous fait basculer dans le merveilleux. La première dame s'arrête à la porte de La Longévité et de la Bonne Volonté pour chanter le deuxième grand air de l'opéra, « This is prophetic », sur un simple balancement de deux accords et le soutien discret du hautbois. L'air est redoutable, traversant un grand ambitus auquel la voix longue et flexible de la soprano (le médium est somptueux) donne toute son ampleur même s'il manque un rien d'intensité à l'air pour habiter l'espace du plateau. Théâtre dans le théâtre, le drame qui se joue dans la deuxième scène de l'acte II, d'une cruauté sans nom, est extrait de « l'opéra modèle » censé exprimer le point de vue de Mao selon lequel l'art sert les intérêts des travailleurs, paysans et soldats, et doit être conforme à l'idéologie prolétarienne. Horrifiée, Pat Nixon, comme Don Quichotte, veut intervenir pour sauver la pauvre paysanne torturée par Lao Si (alias Kissinger)… Jiang Qing, la femme de Mao/ (soprano colorature), en profite pour reprendre en main la situation dans un air de bravoure aux aigus vindicatifs : « Je suis la femme de Mao Zedong, je parle conformément au livre ».

Les tables de ping-pong sont sans dessus-dessous et le protocole transgressé dans un troisième acte très/trop long où les deux couples dialoguent entre eux, exprimant « leur désir désespéré de remonter le temps ». Il s'étire en longueur dans cette ultime scène empreinte de nostalgie dont la musique à bas régime concède quelques belles bouffées de lyrisme.

Dans la fosse, l'orchestre avive les couleurs, incluant à son effectif quatre saxophones, un piano et un synthétiseur. Les rythmes à contretemps et la participation active des cuivres trahissent l'influence du jazz, celui d'un Duke Ellington que Adams a beaucoup écouté ; tandis que les accents et la métrique bousculée regardent davantage vers Stravinsky. Si le geste de est imparable au sein d'une partition qu'il domine sans faille, on aurait souhaité parfois, tout comme dans la scansion des chœurs, plus d'énergie et d'acuité rythmique dans cette musique de la répétition qui pouvait gagner en légèreté et laisser davantage d'espace aux chanteurs. Le casting, dominé par la voix noble et lumineuse de , n'appelle que des éloges. Ainsi, les prouesses des deux héroïnes déjà signalées et celle du ténor /Mao qui confère assurance et hauteur à un personnage restant inaccessible. Le baryton basse Xiaomeng Zhang/Zhou Enlai et la basse /Henry Kissinger, instillent plus d'humanité à leur personnage quand les trois secrétaires (Yajie Zhang, Ning Liang et Emanuela Pascu), épatantes et très investies dans leur rôle, filent droit, voix et gestes formatés aux exigences du parti.

On est séduit par les audaces d'une mise en scène qui louvoie entre la fable et l'image réaliste et manie le second degré avec virtuosité. Saluons également dans le travail de , l'adéquation réussie entre le mouvement du plateau et la pulsation obsessive d'une musique dont Adams sait maintenir la tension de l'écoute et l'intensité des couleurs durant tout le spectacle.

Crédit photographique : © Elena Bauer / Opéra de Paris

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