Le compositeur arméno-américain Alan Hovhaness (1911-2000) a laissé un immense catalogue où brillent de nombreux joyaux inspirés par tous les genres musicaux. Son Magnificat compte parmi ses musiques vocales les plus profondes.
Alan Hovhaness fut souvent ostracisé voire refoulé. Et pourtant, en dépit de cette assertion peut-être légèrement excessive, sa musique a bénéficié d'un nombre d'exécutions très élevé. Il a toujours connu un grand nombre de fidèles supporters dont certains étaient d'authentiques célébrités de leur époque comme Leopold Stokowski par exemple. Des interprètes excellents issus d'horizons fort différents ont défendu son œuvre. Certes, il rencontra des réfractaires qui refusèrent son écriture plutôt traditionnelle et son rejet fréquent d'une modernité qui ne correspondait aucunement à ses croyances les plus profondes et sincères. Il s'engagea avec énergie dans une création singulière, qu'il souhaitait à la portée de tous les auditeurs, sans notion d'élitisme chère à certains qui voulaient la disparition de la musique tonale, euphonique, porteuse de sentiments au profit de constructions intellectuelles qu'il refusait obstinément. De plus, sa connaissance réelle et assimilée de la musique occidentale fut colorée par une immersion entière dans la musique du Moyen et de l'Extrême Orient.
À la tête d'un immense catalogue, en dépit des destructions par le feu opérées en plusieurs occasions, il s'intéresse à toutes les formes de musique qu'il fréquente assidûment tout au long de son existence quasi exclusivement dédiée à la création musicale. Il laisse un nombre conséquent de chefs-d'œuvre incontestables. Tous les genres abordés regorgent de pièces individuelles et inhabituelles parmi lesquelles on compte 67 symphonies, de nombreux concertos, de la musique de chambre à foison, des pièces pour piano seul intéressantes et de la musique vocale où il montre son amour de la voix. Si des enregistrements passionnants s'attachent à défendre son catalogue, il reste encore beaucoup de musique à présenter au public.
Histoire brève du Magnificat
Le Magnificat est une œuvre musicale reposant sur le cantique de la Vierge dans l'Évangile selon Luc dans le Nouveau Testament. C'est une prière récitée ou chantée par les chrétiens catholiques. Il met en avant les paroles prononcées par Marie, enceinte de Jésus. On le qualifie également de Cantique de Marie ou de Cantique de la Vierge. De nombreux compositeurs ont composé des Magnificat. Nous ne citerons que les plus célèbres : Claudio Monteverdi, Marc-Antoine Charpentier, Jean-Sébastien Bach, Henry Purcell, Anton Bruckner, Dietrich Buxtehude, François Couperin, Domenico Scarlatti, Franz Schubert, Heinrich Schütz, Antonio Vivaldi. Et au cours du XXe siècle Arvo Pärt, Krzystof Penderecki, John Tavener, Ralph Vaughan Williams.
Le Magnificat op. 157 d'Alan Hovhaness
Alan Hovhaness élabore sa partition en 1957 et 1958. Il lui attribue l'effectif suivant : quatre voix solistes (soprano, alto, baryton, basse), chœur SATB et orchestre. Il porte le numéro d'opus 157. Si le Magnificat figure parmi ses compositions les plus saillantes, on doit reconnaitre qu'il n'a pas gagné une immense popularité, en dehors bien sûr de ceux qui fréquentent avec avidité l'ensemble de son catalogue.
La Fondation Koussevitsky en a passé la commande en 1958. Mais il aura fallu attendre l'année 1961 pour que l'œuvre soit présentée au public. L'événement se déroule sous la houlette du chef et compositeur américain Robert Whitney (1904-1986) face à l'Orchestre de Louisville dont il est l'un des fondateurs en 1937. Le compositeur, sans doute ravi d'entendre physiquement son œuvre, adressa personnellement ses sincères remerciements à l'ensemble de l'orchestre. Il écrit : « Grand merci à vous pour votre merveilleuse exécution et enregistrement de mon Magnificat. Les tempi, l'expression et les sommets sont tous parfaits et ainsi votre enregistrement deviendra le guide pour de futures interprétations. Cette pièce est ma plus belle œuvre et je suis très reconnaissant et heureux que ce soit si merveilleusement enregistré avec authenticité, précision et inspiration. »
Le compositeur américain Henry Cowell, en 1951 pensait que la musique d'Alan Hovhaness représentait un développement contemporain de l'esprit archaïque sonnant comme une musique d'aujourd'hui.
Présentation du Magnificat
Cette partition majeure requiert en plus des quatre solistes vocaux et du chœur mixte, un orchestre dont l'effectif est le suivant : 2 hautbois, 2 cors, 2 trompettes,1 trombone, des percussions, une harpe, des cordes. Le Magnificat dure environ 28 minutes. Il en existe également une version avec accompagnement au piano et une autre à l'orgue. Le texte latin est adapté en anglais par Hugh Ross. Ce dernier (1898-1990), anglais naturalisé américain en 1949, était directeur de chorale, chef d'orchestre à la Schola Cantorum de New York et professeur de musique à la Manhattan School of Music. La création du Magnificat se déroule à Wichita Falles, au Texas, le 26 janvier 1959.
Cet hymne de louange à Marie est conçu en 12 courts mouvements séparés. L'ensemble forme une œuvre de grande dimension musicale et intellectuelle qui représente davantage que la simple addition d'une douzaine de minuscules sections.
Le premier mouvement Celestial Fanfare (Fanfare céleste) est purement instrumental (2'). Il repose sur un murmure sonore confié aux basses. La musique s'avance vers un paroxysme mais reflue ensuite. Une grande mélodie d'allure religieuse et d'atmosphère détendue s'élabore avec le concours du trombone, du cor et de la trompette.
Magnificat (2'), le deuxième mouvement, sollicite le chœur. Le texte repose sur les mots « Magnificat anima mea Dominium » (Mon âme exalte le Seigneur). Le début revient au trombone lointain. L'ensemble des voix impressionnantes s'avance vers un bref fugato constitué d'une section faite d'imitations fuguées.
Le troisième mouvement a pour titre Et Exsultavit (1'50), sur le texte suivant : « Et exsultavit spiritus meus en Deo salvator meo » (Exulte mon espoir en Dieu, mon Sauveur !). Il est conçu pour le ténor soliste accompagné par un murmure en pizzicato assuré par les altos et d'autres instruments relativement en retrait jouant et accompagnant en délicatesse la voix soliste.
Quia Respexit titre le quatrième mouvement (2'30). Le texte retenu « Quia espexiu humilitateum ancillea suae »n peut se traduire par « Il s'est penché sur son humble servante ». Une soprano soliste chante et sera rejointe par un chœur de femmes. L'accompagnement orchestral demeure présent et décoratif mais ne cherche pas à s'imposer.
Omnes Generationes, pour chœur de femmes (1'10) est le cinquième mouvement dont les mots précisent : « Désormais, tous les âges me diront bienheureuse ». Les trois sections de ce numéro sont structurées sur un murmure dépourvu de rythme précisément défini joué par les cordes graves et la harpe.
Sixième mouvement, Quia fecit Mihi Magna (Le Puissant fit pour moi des merveilles). Un Allegro, fait intervenir le baryton solo et le chœur (2') qui sont accompagnés par les basses s'exprimant avec gravité et intensité par le biais d'un rythme libre. Un passage apparait et offre une impression sauvage et orageuse aux cordes s'élevant vers un sommet tonitruant avant de rétrograder vers un pianissimo.
Et Misericordia (soprano) (2'), septième mouvement, chante « Et Misericordia eius a progenie in progenies timentibus eum » (Sa miséricorde s'étend d'âge en âge sur ceux qui le craignent). Les violons et les violoncelles jouent des clusters de quatre notes de part en part. Les hautbois entament une mélodie rapide amplifiée par la voix de la soprano, accompagnée par un air délicat et aérien au hautbois.
Le huitième mouvement Fecit Potentiam sollicite l'alto (2'30), « Fecit potentiam in brachio suo » (Déployant la force de son bras). On remarque l'intervention d'un trombone solo solennel au début qui accompagne l'alto recueilli devant chanter espressivo. Et à la fin de cette section, le trombone réapparait empreint de noblesse et de spiritualité.
Le mouvement suivant, le neuvième, Esuroentes implevit bonis repose sur les mots : « Il comble de biens les affamés… » Il est écrit pour ténor et chœur d'hommes (2'30). Les cordes jouent un passage en rythme libre, un senza misura, allant du fortissimo au pianissimo conduisant au chœur d'hommes qui offre une belle ligne mélodique et un climat de méditation impressionnant. Dans un style byzantin, le ténor chante une mélodie foisonnante et contemplative.
Le mouvement 10 Suscepit Israel fait intervenir un chœur de femmes) (1') : « Suscepit Israel puerum suum » (Il relève Israel, son serviteur, il se souvient de son amour). Cet Andante retenu requiert l'intervention brève du hautbois, des cordes et de la harpe destinée à illustrer l'accompagnement soyeux des voix de femmes.
La onzième section Sicut Loculus Est (3'30) mobilise un baryton et le chœur. Titre complet : « Sicut loculus est ad patres nostros » (De la promesse faite à nos pères…). On entend les épisodes successifs suivants : une introduction aux hautbois et aux cors menant à une section confiée aux cordes. Le chœur intervient, chaque voix s'exprime à son propre moment, comme dans une foule où chaque membre murmure, créant des vagues sonores. Un passage assez semblable réservé aux cordes graves assure un arrière-plan à la basse solo. Puis les hautbois et les cordes expriment un intense et obstiné passage sans rythme confié aux violons. Le murmure du chœur s'élève vers un fortissimo constitué de rythmes libres puis le tout s'apaise vers un pianissimo.
Le dernier mouvement (n° 12) Gloria Patri (chorale) (6'). Marqué par une introduction au trombone solo accompagné d'un murmure de basses, le tout évolue vers un sommet sans rythmes définis aux cordes. « Gloria » est prononcé par les sopranos puis par l'ensemble du chœur exalté. Une mélodie héroïque et noble est déclinée par le corps des trompettes impériales et généreuses (Andante maestoso) et ensuite repris par le chœur majestueux et sublime.
Le Magnificat s'approprie les effets suivants souvent exploités par Hovhaness : blocs d'accords en mouvement parallèle ; passages en polyphonie quasi-fuguale ; chants mélismatiques circulaires ; utilisation fréquente du senza misura (sections dépourvues de mesures) ; impression de mystère sous-jacent impérieux, d'agitation latente ; solos mystiques de trombone et de trompette souvent opposés aux cordes ; murmure spirituel (le fait de gratter volontairement les instruments à cordes) responsable d'un bruit de fond saisissant…
Réflexions sur le Magnificat
Alan Hovhaness manifesta sa vie durant une profonde et multiple curiosité envers la diversité des pensées et des idées de ses semblables. Les barrages religieux ne le dissuadaient nullement d'aborder les thèmes les plus divers.
Il demeura proche de la foi chrétienne arménienne mais ne s'empêchait pas d'aiguiser sa curiosité vers d'autres pensées ou croyances. S'il composa de nombreuses musiques guidées par son éducation et sa proximité avec l'église arménienne, il se dispensa de toute adhésion aveugle aux préceptes de son éducation. Dans son approche de musiques dites religieuses, il ne rejeta jamais frontalement la musique d'église traditionnelle, la musique classique de l'Occident moderne, sans omettre d'accorder une grande attention à de multiples influences orientales. Presque constamment, il apporta sa marque propre qui le rend rapidement reconnaissable. A propos du Magnificat, le compositeur confia qu' « il avait tenté de suggérer le mystère, l'inspiration et le mysticisme du premier christianisme ».
Discographie et vidéographie du Magnificat d'Hovhaness
Audrey Nossaman (soprano), Elizabeth Johnson (contralto), Thomas East (ténor), Richard Dales (baryton), Orchestre de Louisville, chœur de l'Université de Louisville, placés sous la direction du chef Robert Whitney. Ils enregistrent (mono) l'œuvre les 26 et 27 avril 1961, très peu de temps après la création. Enregistrement Crystal Records CD808// First edition music FECD-0006.
Eric Plutz (orgue), Chœurs et Orchestre de la Cathédrale Saint-Jean de Denver, direction Donald Pearson, 1994, Delos Records (stéréo) DE CD 3176.
Věra Kavanová-Poláchová (soprano), Petra Vondrová (contrealto), Mikolás Troup (ténor), Petr Sejpal (basse), Chorus & Orchestra of Charles University in Prague, dir. Haig Utidjian. 26 avril 2025 (vidéo).