Auschwitz-Birkenau, décembre 1943 : arrivée d'un nouveau transport. Parmi les déportés, Anita Lasker, une jeune femme de 18 ans originaire de Breslau, ville allemande jusqu'en 1945, aujourd'hui Vratislavie en Silésie.
Dans le bloc où l'on procède au rasage et au tatouage, la détenue de service lui pose la question sur sa vie d'avant la guerre, à laquelle la nouvelle arrivée répond, en hésitant : «… J'ai joué du violoncelle. » Réaction immédiate : « Reste ici! – tu seras sauvée ! » On va informer Alma Rosé, la cheffe de « l'orchestre des femmes » qui fait de son mieux pour former de son ensemble hétéroclite un orchestre destiné à divertir les SS après une journée harassante à la rampe et à jouer des marches pour les détenus qui franchissent les portes du camp vers les carrières. Alma Rosé réussit à revendiquer pour son orchestre un bloc mieux équipé : de la literie et une salle chauffée pour les répétitions. Ainsi, Anita Lasker passera les mois suivants dans ce bloc no. 12 sous les directives d'une cheffe rigoureuse. Le nom de Lasker fait bientôt le tour de Birkenau : la ‘violoncelliste du camp' suscite l'intérêt des tortionnaires parmi lesquels il y a des mélomanes comme le sinistre docteur Mengele qui demande à Anita Lasker de lui jouer la Rêverie de Schumann :
la Rêverie de Schumann
Anita Lasker nait en 1925 dans une famille juive bourgeoise : le père est avocat, récompensé de la croix de fer pour son courage au front pendant la guerre de 14-18, la mère est violoniste. Elle est confiée à 13 ans au professeur Leo Rostal de Berlin pour y perfectionner le violoncelle, mais ce séjour berlinois est brutalement interrompu le jour de la « Nuit de Cristal » du 9 novembre 1938. Ses parents la rappellent d'urgence. On discute en famille les options de l'exil pendant qu'Anita continue à travailler son violoncelle. Le patron du magasin de partitions lui offre comme cadeau le Kol Nidrei de Max Bruch, une mélodie hébraïque, une pièce maîtresse du répertoire pour violoncelle.
Kol Nidrei : entrée du soliste
Les plans d'un éventuel exil se heurtent à des obstacles infranchissables, et avec l'éclatement de la guerre en septembre 1939, toute tentative de quitter l'Allemagne s'avère illusoire. La vie continue malgré les restrictions pour les juifs et la famille Lasker entretient une correspondance intense avec leur fille Marianne déjà partie en Angleterre. Anita est sans professeur de violoncelle pendant qu'elle retourne avec sa sœur Renate au lycée (juif) où elle travaille son latin, son anglais et son français. En plus elle se produit aux concerts du « Kulturbund » dont les succès comblent le cœur de ses parents. Suite à la fermeture du lycée par les nazis, les deux sœurs sont affectées aux travaux d'usine. Au lieu de perfectionner son violoncelle, Anita s'ingénie à accélérer la production des rouleaux de papier hygiénique. On y travaille entre Juifs, Polonais et prisonniers de guerre sous la férule de contremaîtres allemands.
La famille Lasker subit le déchirement de la déportation des parents le 9 avril 1942. Avant le départ vers l'inconnu, le père confie à sa fille Anita de 17 ans la gestion des deux enfants mineures. Renate et Anita se retrouvent ensuite dans une maison pour orphelins, tout en continuant à travailler à l'usine. Les contacts avec les prisonniers de la Résistance française sont formellement interdits, mais Anita qui maîtrise le français leur réalise de faux papiers pour la fuite. Comme ce dangereux manège risque d'être démasqué, elle songe à fuir elle-même avec sa sœur en France moyennant un faux document qui les définit comme Françaises. Le jour de leur fuite le 16 septembre 1942, elles sont arrêtées à la gare de Breslau par la Gestapo et menées en prison en tant que ‘criminelles', comme faussaires de documents ‘au profit de l'ennemi'. Les gardes de la prison se font leurrer par ces deux « Françaises ». Anita pousse la provocation en leur demandant en français un interprète pour les interrogatoires ! Mais le double jeu ne pourra pas être maintenu ad infinitum, si bien que les deux se décident à dévoiler le secret. En attendant leur procès du 5 juin 1943, Renate est transférée dans une autre prison et condamnée à 3 ans de détention, Anita à 18 mois. Elle reste dans sa cellule jusqu'au jour du départ vers Auschwitz dans un transport de prisonniers en décembre 1943. Son statut de « criminelle » lui épargne la sélection pour le gaz, elle portera le numéro 69388.
Après la quarantaine, elle est conduite au block des musiciennes où Alma Rosé la soumet à un « examen d'admission ». On lui a réquisitionné un violoncelle de fortune sur lequel elle interprète son Boccherini : acceptée ! Grâce à son français, Anita trouve vite des amies parmi les Françaises ou les Belges de l'orchestre. Quant à Alma la cheffe, notre violoncelliste la décrit comme femme courageuse, fière de son père Arnold, le premier pupitre de l'orchestre philharmonique de Vienne et fondateur du célèbre Quatuor Rosé, et de son oncle Gustav Mahler. Sa manière intransigeante au pupitre leur garantira la vie sauve aussi longtemps qu'elles maintiennent le niveau. Les SS leur livrent des partitions de piano qu'il faut orchestrer : des valses viennoises de Strauss, des extraits d'opéras, des pièces de salon en somme. Mais on pratique aussi de la musique de chambre en cachette ; des moments sublimes au milieu de l'enfer ! Au cours des premiers mois à Birkenau, Anita retrouve un jour sa sœur Renate arrivée dans un état physique lamentable, et elle investit son prestige dans le camp pour lui faire éviter des travaux lourds.
Alma Rosé – © Gustav Mahler Fondation
La mort d'Alma Rosé le 4 avril 1944 à l'âge de 37 ans, probablement de la méningite, a bouleversé non seulement les musiciennes de l'orchestre, mais aussi la direction du camp qui lui prépare une cérémonie funèbre ; un événement unique dans un lieu où la mort est une industrie.
En octobre, c'est l'évacuation : les transports partent vers l'ouest, destination inconnue. Après 4 jours, les convois s'arrêtent à Bergen-Belsen (Anne Frank y arrivera avec un prochain transport le 1er novembre). Le camp de Belsen est un bourbier où les arrivants sont ‘logés' dans les tentes, tassés à même la terre. La nourriture envoyée par la Croix Rouge est gardée sous clé : au lieu du gazage, les SS ont recours à la famine pour augmenter les morts. A la mi-avril 1945, les troupes britanniques arrivées dans le camp se voient confrontées à un chaos indescriptible : des milliers de cadavres en décomposition (la plupart morts de la typhoïde), les survivants exténués, squelettiques. Les SS qui n'ont pas réussi à s'évader à temps sont forcés de déblayer le terrain. Et pour finir, on brûle les baraques. La BBC est à la recherche de témoins et voilà qu'Anita Lasker s'annonce pour envoyer son fameux message de Bergen-Belsen sur les ondes : « C'est Anita Lasker qui vous parle. Je suis une juive allemande, détenue avec ma sœur Renate depuis trois ans… »
Durant ces premières semaines à deux pas du camp, à Belsen, elle écrit de nombreuses lettres à sa sœur Marianne en Angleterre, la priant instamment de lui envoyer des partitions pour violoncelle, des études et les suites de Bach. Mais elle n'a toujours pas d'instrument, jusqu'au 17 juin où un capitaine anglais lui trouve un violoncelle délaissé dans une mairie de la région. Une certaine Lady Montgomery s'est proposée d'organiser des concerts dans les différents camps libérés. Elle met Anita en contact avec un violoncelliste italien d'un autre camp, Giuseppe Selmi, qui lui donne des leçons. Les instruments de l'un et de l'autre sont médiocres, mais peu importe. Leurs concerts présentent un potpourri, avec les musiciens qu'on a pu repérer. Aux programmes : Beethoven et Chopin (piano), Bach et Schumann (violoncelle), Verdi, Puccini et Bizet (soprano/ténor). Le point culminant est cependant le concert donné à Bergen-Belsen en juillet 1945 par Yehudi Menuhin avec un répertoire classique. Anita adore le partenaire au piano dont elle ignore encore le nom : Benjamin Britten.
Un jour un officier cherche la violoncelliste pour lui transmettre un message de Pablo Casals à qui elle s'était adressée avant la guerre. Comme « displaced persons », les deux sœurs sont bloquées dans les rouages de la bureaucratie avant de pouvoir quitter l'Allemagne. L'attente semble s'éterniser et Anita est convoquée comme témoin au tribunal de Lüneburg où les responsables du camp seront condamnés à mort. Elle y répond en anglais et sa sœur Marianne en trouve des commentaires dans la presse de Londres. En novembre 1945, une nouvelle loi britannique permet enfin aux rescapés de moins de 21 ans de rejoindre leurs familles. Les deux sœurs se font accompagner au consulat britannique de Bruxelles où le séjour se prolonge. Anita est tout heureuse de retrouver son ami Hélène, la violoniste rescapée de l'orchestre de Birkenau qui l'accueille dans son minuscule appartement. De plus, elle réussit à se faire une place dans l'Orchestre symphonie de l'université de Bruxelles. On lui offre également un coin dans la cave où elle pourra travailler son instrument. Le fameux visa pour l'Angleterre ne sera délivré aux sœurs Lasker qu'en mars 1946. Départ du bateau le 18 mars : enfin en Angleterre.
A Londres, le hasard la met en contact avec William Pleeth, son nouveau professeur, et elle trouve un logis dans un grand bâtiment occupé par des musiciens qui envisagent de créer un orchestre de chambre : le fameux English Chamber Orchestra dont elle sera membre et co-fondatrice. Par l'entremise d'un autre musicien, elle est envoyée à Paris, avec l'adresse d'un jeune pianiste de Breslau, Peter Wallfisch. Emigré en Palestine et revenu en 1945, il avait décroché une bourse pour étudier avec Marguerite Long à Paris. Les deux amoureux retournent en Angleterre, mais la vie du jeune couple à Londres ne se réalise qu'au prix de nombreux écueils administratifs, jusqu'à ce que Wallfisch soit admis comme professeur au Conservatoire Royal. Anita reprend sa carrière de violoncelliste au sein de l'English Chamber Orchestra avec Benjamin Britten, Raymond Leppard ou Daniel Barenboim au pupitre. Les enregistrements avec Jacqueline Dupré comme soliste est le début d'une amitié avec cette virtuose exceptionnelle. En 1994, une tournée de l'orchestre la ramène en Allemagne après qu'elle s'était jurée en 1946 de ne plus jamais y poser les pieds.
Depuis ce voyage, la musicienne échange l'archet contre le micro comme conférencière dans des colloques et devant des élèves en Allemagne ou en Autriche. Elle est sollicitée partout en tant que témoin de l'holocauste, sans parler de ses nombreux interviews en anglais et en allemand. Le 31 janvier 2018 « Dr. h.c. Anita Lasker-Wallfisch » est invitée par le président de l'Allemagne pour un discours devant le Bundestag à l'occasion de la commémoration pour les victimes de la Shoah. Son fils Raphael Wallfisch boucle la cérémonie en interprétant la célèbre Prière issue des Trois tableaux de la vie hassidique.
L'engagement d'Anita Lasker-Wallfisch contre l'antisémitisme lui a valu plusieurs distinctions : L'Ordre de Mérite Britannique (OBE) par la reine Elisabeth II en 2016, le Prix National Allemand par le président de l'Allemagne en 2019, le titre de Docteur Honoris Causa de l'université d'Innsbruck en 2019, la Croix Fédérale du Mérite 1ère classe de la République allemande en 2020. Anita Lasker-Wallfisch va célébrer son 100e anniversaire le 17 juillet 2025.
S O U R C E S
LASKER-WALLFISCH Anita, Ihr sollt die Wahrheit erben, éd. Rowohlt, Reinbek, 2000.
BOUKHOBZA Chochana, Les femmes d'Auschwitz-Birkenau, éd. Flammarion, Paris, 2024. Une recherche détaillée sur tous les aspects de la vie des détenues au camp et avec un chapitre sur Alma Rosé et son orchestre à Auschwitz.
Interviews et discours d'Anita Lasker-Wallfisch sur internet ou dans la presse allemande
Soirée The Laskers from Breslau du 27 janvier 2019 au Jewish Museum Berlin sur youtube (www.jmberlin.de): lectures et concert avec toute la famille d'Anita Lasker-Wallfisch (94 ans)
FENELON Fania, Sursis pour l'orchestre, éd. Stock, Paris, 1976.