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Melusine de Reimann, une histoire d’amour écologique

L'Opéra de Francfort poursuit son retour sur l'œuvre d'un des plus grands compositeurs d'opéra, avec une pièce passionnante et une réalisation musicale de haute qualité.


La saison prochaine donne une image profondément inquiétante des maisons d'opéra françaises, abandonnées en plein vol par des responsables politiques locaux à très courte vue : non seulement le nombre de titres est souvent réduit jusqu'à l'absurde (pourquoi un Opéra si on n'y joue que trois ou quatre titres qui justifient ce nom ?), mais la diversité du répertoire s'en retrouve encore plus maigre. L'Opéra de Francfort, lui, peut encore afficher cette saison comme la prochaine une belle ambition sur les deux tableaux : quel luxe que de pouvoir inclure en une seule saison deux opéras d' ! Si L'Invisible était joué dans la grande salle, c'est au Bockenheimer Depot, qui sert de petite salle, que le public se rend pour découvrir Melusine, le troisième des neuf opéras de Reimann, créé en 1972 dans le très intime théâtre baroque du château de Schwetzingen : habituellement équipée de simples gradins, la salle est cette fois disposée en amphithéâtre, avec l'orchestre sur une des pointes de l'ellipse, autour d'une scène circulaire surélevée (visiblement un peu trop pour les premiers rangs).

Cet opéra, cependant, n'est qu'à moitié une petite forme : l'orchestre est fourni, avec une bonne trentaine de musiciens, et s'il n'y a pas de chœur la distribution est fort longue. Le livret conçu par Claus H. Henneberg n'est inspiré qu'indirectement du mythe médiéval, via la pièce écrite par Yvan Goll au lendemain de la Première Guerre mondiale. La fée Melusine se retrouve prise entre le monde de la nature et l'existence bourgeoise : mère snob, mari maussade et conformiste. Le monde des fées est un vieux parc que la spéculation immobilière détruit pour y construire le château du comte de Lusignan ; Melusine est chargée par le monde des fées de mettre en échec le projet grâce au pouvoir de séduction que lui transmet Pythia, sa marraine chez les fées. Mais la résistance échoue quand Melusine tombe amoureuse du comte, et les fées n'ont plus d'autres ressources que d'incendier le château et de les réunir dans la mort.

La mise en scène d' a le mérite de présenter clairement l'œuvre, en permettant de se concentrer sur la narration et sur la musique, pour une œuvre certes très accessible, mais tout de même inconnue de la majorité des spectateurs. Le centre de la scène est d'abord occupé par une forêt trop verte pour être tout à fait bucolique, puis après l'entracte par quelques éléments bâtis qui esquissent le château. Le spectacle ne va cependant pas très loin dans l'interprétation de cette étrange histoire, fable écologique évoluant en histoire d'amour jusqu'à la mort ; le choix de costumes très voyants, inventifs mais pas franchement chargés en sens, ne compense pas cette position en retrait, pas plus que l'efficace direction d'acteurs.

À la fin de l'opéra, le duo d'amour entre Melusine et le comte est un bel exemple de l'art de Reimann, riche de réminiscences mais aussi éminemment personnel. On pense forcément au duo de Tristan und Isolde, mais aussi au duo final de Rusalka – tout l'opéra a quelque chose d'une variation autour du mythe de l'ondine, notamment dans le parcours initiatique que parcourt l'héroïne, lui permettant de trouver dans l'amour son humanité. Pour qui ne connaît la musique de Reimann que par l'impitoyable violence de son Lear, l'économie de moyens et la tristesse douce qui s'en dégagent peuvent surprendre ; le baryton , annoncé souffrant, n'en fait pas moins des merveilles dans ce registre, avec une voix légère et souple. Le rôle-titre, lui, est plus tendu, notamment quand Reimann lui écrit des vocalises presque agressives lorsqu'elle tente de faire échouer la construction du château en en séduisant l'architecte, et il est beaucoup plus long : on aimerait plus de lyrisme chez , mais elle se montre exemplaire d'engagement aussi bien musical que scénique, et elle porte le spectacle avec un enthousiasme contagieux.

Un moment particulièrement émouvant de la partition est la scène où elle rencontre, dans le vieux parc, le géomètre chargé de préparer sa destruction : , vétéran de la troupe de Francfort, donne corps de façon saisissante à la mélancolie du personnage, qui sert sans illusion l'œuvre de destruction que rien ne pourra arrêter. Non moins impressionnante est , dans le rôle de sorcière bienveillante de Pythia, tandis que le couple comique et vulgaire des gens comme il faut, la mère et le mari de Melusine, forme un contrepoint bienvenu et efficace, en la personne de et Jaeil Kim.

L'orchestre de l'Opéra de Francfort dirigé par se montre parfaitement à la hauteur de l'art orchestral de Reimann, qui écrit certes souverainement pour la voix, mais sait aussi comme personne la marier aux timbres instrumentaux. La simplicité du solo d'alto dans l'interlude du quatrième acte est un bel exemple de cet art, mais c'est toute la partition qui est un feu d'artifice sans cesse renouvelé ; l'usage des cuivres jusqu'à la stridence dans les moments les plus tendus, anticipant la violence de Lear, voisine avec la délicatesse la plus extrême, et Reimann sait aussi bien changer d'atmosphère en une seconde que travailler les variations les plus impalpables. Il écrit pour l'orchestre aussi admirablement que pour la voix, et on entend bien dans cette Melusine que l'orchestre et son chef se glissent avec bonheur dans cette écriture.

Crédits photographiques : © Barbara Aumüller

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