Le Manège – Namur Concert Hall convie un excellent quatuor de solistes, le chœur de chambre local et la Capella Mediterranea sous la direction de Leonardo García Alarcón pour un programme ambitieux consacré à trois cantates de Johann Sebastian Bach, destinées liturgiquement au même dixième dimanche après la Trinité.
L'évangile de ce jour (selon Saint-Luc) relate la lamentation de Jésus, saisi de larmes, prophétisant la prochaine destruction de Jérusalem. Des librettistes inconnus inspirés par ce sujet et par la tradition piétiste de l'époque, ont livré à Johann Sebastian Bach leurs méditations, entre contrition et espérance de rédemption : y alternent sentiment de culpabilité et de peurs collectives, et en total contraste, promesses futures de la miséricorde christique.
Trois cantates, parmi les plus belles du Cantor, composées pour cette circonstance liturgique nous sont parvenues :
– La BWV 46 (1723) « Schauet doch und sehet » s'inspire, d'une des Lamentations du Prophète Jérémie (« Voyez s'il est une douleur comparable à la mienne » – verset du fameux O vos omnes de l'office catholique des Ténèbres) avant d'évoquer au gré des divers numéros flots de larmes, courroux divin et médiation rédemptrice.
– La BWV 101 – du cycle de cantates « chorales » de 1724 ( « Nimm von uns , Herr du treuer Gott ») évoque la totale détresse en temps de guerre, de famine et de peste, et au gré de tous ces « numéros », dont trois airs de qualité exceptionnelle sis entre désolation et prière fervente, varie diversement le choral ‘Vater unser im Himmelreich« , le Notre Père luthérien.
– La BWV 102 un peu plus tardive (1726) (« Herr, deine augen sehen ») s'interroge sur la conduite coupable du peuple des Fidèles, tout en recouvrant en sa conclusion la Joie et l'Espérance nimbée du don de Crainte.
Notre époque a translaté ces musiques sublimes de l'espace sacré vers le concert profane, les extrayant du vaste office liturgique, où elles étaient insérées entre lectures bibliques et prêche. Regrouper au fil d'un même programme trois cantates, certes unitaires de ton et de destination dans leur diversité dialectique, mais composées à quelques années d'intervalle, relève donc surtout d'une construction intellectuelle contemporaine.
Leonardo García Alarcón pense la trame de cette soirée comme une sorte de « représentation » d'un drame sacré latent en trois donnes, et bouscule quelque peu nos habitudes d'écoute, par une dramaturgie quasi opératique : nous avons même droit à un inattendu prélude instrumental, la sarabande – non annoncée – de la deuxième partita pour violon seul BWV 1004, défendue avec flamme et élégance contrite par la konzertmeisterin Alfia Bakieva.
Le chef est un fervent admirateur et un fin connaisseur de l'œuvre du Cantor de Saint-Thomas. Ce soir, il entend jouer la carte de la mise en espace des chœurs d'entrée, un peu dans le souvenir de ceux des deux grandes Passions qui nous sont parvenues : celui de la cantate BWV 46 est entonné processionnellement depuis les coursives de la salle par les forces namuroises, gagnant peu à peu la scène pour l'exécution de la section fuguée plus dramatiquement escarpée. De même par la suite, pour le vaste mouvement d'ouverture de la BWV 101, le pupitre de soprani sera mis en exergue au proscenium pour souligner, dans un environnement polyphonique touffu, le thème du choral exposé en valeurs (très) longues. La vaste architecture du chœur d'entrée de la BWV 102 verra au gré de ses versets, le quatuor vocal soliste sis à l'avant-plan dialoguer avec chœur et orchestre placés en retrait. Mais faut-il user (et abuser) de cette scénographie parfois poussive et peu confortable, au gré des airs ou duos, privant les musiciens de contact visuel, entre eux ou avec le chef ou les continuistes, avec en conséquence, quelques inévitables décalages, en conclusion des pages les plus virtuoses ?
Le Chœur de chambre de Namur mené par Thibaut Lenaerts, a beaucoup chanté ces dernières saisons les répertoires baroques italiens ou français, outre quelques récurrents oratorios haendéliens, et revient avec Bach à un autre de ses fondamentaux. Avouons l'ombre d'une déception. A six (!) chanteurs par pupitre, doublés par les cuivres anciens, l'ensemble manque de nuances (BWV 46), apparaît par moment opaque et confus au gré du motet archaïsant inaugurant la BWV 101, voire même un peu approximatif d'intonation au gré des deux fugues imbriquées de l'immense page introductive de la BWV 102. Alarcón nourrit une vision plus élégiaque et coloriste que rhétorique, plus contrite que dramatique de ces grandes pages chorales (évaluée à cette aune, la BWV 46 particulièrement émouvante d'expression est de loin la plus réussie des trois). Mais on frôle le contresens avec ce chœur d'ouverture de la BWV 101 : par la faute d'une pulsation métronomique deux fois sous le tempo en nous référant par exemple, aux versions d'un Gardiner ou d'un Harnoncourt, sont gommés les terribles dissonances (« du Bach selon Stravinsky » pour citer le bon mot de William Hekkers), les porte-à-faux rythmiques, les accents décalés, les ostinati motiviques de cette page certes piétiste mais âprement incendiaire, si évocatrice par son astringence peu commune des temps eschatologiques. La page liminaire de la BWV 102 nous apparaît, elle aussi, trop suave et manquant de l'irrésistible rebond rythmique nécessaire à la tenue agogique de ses deux fugues. Enfin, les chorals conclusifs de chaque cantate sont chantés non sans pathos et avec force rallentandi, sans beaucoup de soucis de l'expression et de la force essentielle du verbe ou de la verticalité du propos musical.
Cette approche assez coloriste et (trop ?) lyrique fait par contre mouche au gré des divers airs, récitatifs ariosos, ou duos (certains parmi les plus extraordinaires composés par Bach) tels le pastoral air d'Alto n°5 de la BWV 46 écrit en quatuor sans basse pour l'altus, les deux flûtes a bec et les oboe da caccia à l'unisson, préfigurant le fameux « Aus Liebe » de la Passion selon Saint-Matthieu, ou dans la BWV 101, le n°6 écrit en quatuor pour soprano, altus, traverso, oboe da caccia et basse continue, incroyable prière en forme de double dialogue axé sur la figure obsessionnelle du choral « Vater Unser ».
Toutes ces plages sont remarquablement défendues et magnifiées par les talentueux membres de la Capella Mediterranea. En particulier, on ne peut que louer le traverso charnu et suave du virtuose Jean Brégnac, la trompette diserte, même si parfois un rien approximative, de Martin Sillaber ou l'ensemble des instrumentistes de la petite harmonie – flûtes à bec, hautbois et bassons – tous très impliqués.
Les solistes du chant (qui chantent également les tutti avec le chœur de chambre !) ne sont pas en reste et offrent tous de fort belles répliques aussi expressives que vocalement irréprochables.
Pour ses assez ponctuelles interventions, la soprano Sophie Junker, angélique à souhait, est parfaite de pureté timbrique et idéale de phrasé et de projection, avec une prononciation allemande idoine, là où Christopher Lowrey, un des contre-ténors les plus en vue de la jeune génération, s'avère par son timbre si typique et son expressivité presque exacerbée, le digne successeur d'un James Bowman ou d'un Michael Chance, dans un approche assez british de ce répertoire, notamment au gré de l'air Doch Jesu Will (BWV 46) déjà mentionné plus avant.
Partenaire habituel de la Capella Mediterranea, le ténor Valerio Contaldo offre une belle ligne de chant, un timbre sombre et corsé, presque barytonant, idoine pour ces airs de désolation et d'amertume dévastatrices (notamment le redoutable et tortueux Handle nicht nach deine Rechten de la BWV 101). Enfin, le baryton- basse Andreas Wolf, au timbre d'airain et d'une expressivité plébéienne presque opératique, joue la carte de la bravoure coléreuse lors des évocations du Dieu vengeur au fil de l'air avec trompette obligée de la BWV 46, ou de celui plus extraordinaire encore, par ses ruptures suspensives, et son accompagnement confiés aux trois hautbois, sis au centre de la BWV 101.
Voilà donc un concert inégal : intense et passionnant au fil des airs et duos vocaux confiés aux solistes mais d'une réalisation plus erratique au gré des grands tutti et des interventions chorales.
C'est peut-être avec le bis – le motet Der Gerechte kömmt um BWV 1149, probable élargissement dû à Johann Sebastian Bach pour chœur et orchestre d'un motet latin a capella dû à son prédécesseur leipzigois Johann Kuhnau, que le Chœur de Chambre de Namur et l'effectif au grand complet de la Capella Mediterranea donnent la pleine mesure de leur talent et de leurs très réelles qualités dans ce répertoire exigeant.