- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Le Festival ManiFeste investit la Villette avec un spectacle de Heiner Goebbels

Everything That Happened and Would Happen montre plus qu'il ne la raconte l'Histoire de l'Europe au XXe siècle. Du moins certains pans de cette période bousculée, sous forme de tableaux. Douze performers, quatre musiciens et un dispositif scénique efficace magnifient ce qui, à bien des égards, fut et reste synonyme d'horreur et d'incompréhension. Un spectacle ouvert que chacun est libre d'interpréter à sa manière.

Trois sources au moins auront inspiré (né en 1952) pour son nouveau spectacle au titre sibyllin Everything That Happened and Would Happen (2018) : Europeras 1 & 2 de John Cage, mis en scène par Goebbels en 2012, le roman Europeana (2001) de Patrik Ouředník, qui dénonce sur le mode humoristique les constructions idéologiques européennes au XXe siècle, et l'émission d'Euronews No Comment, dont le principe consiste à montrer des vidéos d'actualités dans leur crudité et sans aucun commentaire. Le cadre intellectuel est posé.

Quatre musiciens ont pris place aux quatre angles d'un carré délimitant d'une scène restée dans la pénombre. Au premier plan, de gauche à droite : Camille Émaille aux percussions et aux ondes Martenot ; au fond : Gianni Gebbia au saxophone baryton (puis soprano) et Nicolas Perrin à la guitare électrique. Ils égrènent quelques notes comme s'ils improvisaient en attendant que les derniers spectateurs s'installent. Les sons des instruments sont modifiés et la musique très spatialisée, ce qui contribue à créer d'emblée un climat onirique ou distancié. Vous ne croyez pas encore ce que vous apprennent vos oreilles et vos yeux ? C'est pourtant ce qui s'est passé (happened) ou se passe (would happen) ! Comme ne vont pas tarder à l'interpréter les douze performers (chiffre symbolique ?) en combinaison noire, qui vont par petits groupes ou seuls installer le décor dans une sorte de ballet anarchique très bien maîtrisé. Les éléments de ce décor sont ou seront des bâches, d'énormes tuyaux flexibles, de gros galets de tailles variées, des colonnettes, des drapeaux ou d'immenses cartes IGN en lambeaux, des grillages ou encore ce qui peut être interprété comme des acrotères (mais il n'y a plus ni corniche ni fronton). La fumée finira par envelopper ce qui apparaît comme les ruines d'une cité sous couvre-feu ou privée d'électricité.

À intervalles réguliers est lu un texte par l'un des performeurs, tour à tour en anglais, en espagnol et en français, tiré d'Europeana de Patrik Ouředník, roman qui relève sur un mode drolatique les tics langagiers, stéréotypes et lieux communs d'une époque : les discussions d'historiens pour savoir à quelle date faire démarrer le XXe siècle – en 1914 ? – les clichés sur les nations (les Espagnols sont fainéants, les Italiennes ont de grosses poitrines, les Français sont arrogants…), les jugements généralisants (« les gens », « les fascistes », « les femmes », « les hommes », « les homosexuels », « les communistes », « les juifs », « les catholiques », « les végétariens », « les psychanalystes »…), le nombre de milliers de kilomètres qu'auraient, par nation, faits les cadavres des soldats tués durant la Première Guerre mondiale si on les avaient alignés, etc. C'est d'ailleurs pour marquer le centenaire de ce conflit que fut créé ce spectacle, au Festival de Manchester.

Plusieurs surprises marquent « cet espace d'images, de mots et de sons suffisamment ample pour ne pas donner l'impression que les personnes sur scène voudraient nous dicter ce que nous devons penser. » (, Contre l'œuvre d'art totale), à commencer par la projection, sur le drap hissé au premier plan de reportages muets sur l'actualité mondiale diffusés dans l'émission No Comment. Avec, pour commencer, des vues de l'oblast de Zaporijia montrant le président Zelensky entouré de dignitaires, qui déposent des bouquets de fleurs rouges devant un immeuble éventré. Ces images sont datées… du 19 juin 2025. D'autres documentaires montreront des pingouins en Antarctique, un festival de cerfs-volants à Fanø au Danemark, sans oublier la déploration de familles entières de Gazaouis fuyant les combats au sol dans la ville de Khan Younès. Tous ces films datent de ce mois de juin. À un autre moment seront hissées en quinconce sur la profondeur de la scène des cartes d'état-major, rappelant les combats qui ont défiguré l'Europe ici et là… La musique est souvent violente, en particulier aux percussions, que frappe Camille Émaille avec beaucoup d'énergie et de finesse. Une heureuse et – n'ayons pas peur du mot – sublime respiration arrive à point nommé sur un plateau plongé dans l'obscurité. Ce sont tout d'abord des sortes de caddies éclairés de l'intérieur que poussent les performeurs dans une chorégraphie fluide. L'effet est saisissant. On pense tout de suite aux infirmières manœuvrant les berceaux dans les cliniques. Puis retentissent les premières mesures de l'extatique « Louange à l'éternité de Jésus », cinquième mouvement du Quatuor pour la fin du Temps d'Olivier Messiaen. Les ondes Martenot ont remplacé le violoncelle, tandis que la guitare fait office de piano. Cette version un peu new age est intégrale. Un grand bravo à l'ondiste  ! Les landaus finissent par former une chaîne lumineuse sinuant dans la pénombre, telle la macromolécule de l'ADN, beau symbole de la vie qui continue.

Le dernier tableau peindra une nature en voie de désertification, avec ses gros cailloux, son sol gris et un amas de film plastique en guise de bannière… Sans illusion, mais sans jouer les donneurs de leçons ni les prophètes, nous tend le miroir de ce qu'Isaiah Berlin, s'inspirant d'une phrase d'Emmanuel Kant (« D'un bois si tors que celui dont sont faits les hommes, jamais l'on ne tirera rien de bien droit. ») appelle « le bois tordu de l'humanité » : une très belle polyphonie, pour reprendre un terme qui lui est cher. Le public applaudit chaleureusement le Maître et tous les protagonistes.

Crédit photographique : © Stéphanie Berger – PARK AVENUE BD

Lire aussi : Tous nos articles du festival Manifeste

(Visited 139 times, 1 visits today)
Partager