Le travail de Jessica Glause avec un collectif de jeunes va jusqu'au fond d'une œuvre rare du répertoire mozartien, sans sacrifier la qualité musicale.
Comme tant d'autres princes plus ou moins fastueux, les ducs de Wurtemberg ont mis à profit l'exemple de Louis XIV pour se construire leur propre Versailles, même si le faste dont témoigne aujourd'hui le château de Ludwigsbourg le distingue de la plupart des « petits Versailles », celui des électeurs palatins à Schwetzingen ou celui des ducs de Bavière à Nymphenburg.
Comme Louis XIV, ils l'ont fait à bonne distance de leur capitale, en fondant en même temps une ville nouvelle autour de leur château. Mais la ville de Ludwigsbourg différemment de son modèle, est une banlieue pas très riche, marquée par la présence de nombreuses communautés étrangères. Il peut paraître logique de jouer Zaide dans le théâtre baroque du château, construit en 1758, mais le festival de Ludwisbourg et l'Opéra de Stuttgart qui ont produit le spectacle ne se sont pas contentés de faire jouer le charme de l'ancien : au contraire, la mise en scène de Jessica Glause fait se rencontrer les troupes (chanteurs et orchestre) de l'Opéra de Stuttgart et un groupe d'adolescents et surtout d'adolescentes, dont on ne nous dit pas grand-chose, mais dont on suppose qu'elles viennent des environs : leur regard sur l'œuvre de Mozart, avec son aspect fragmentaire et les stéréotypes indéfendables de la turquerie, est le cœur du spectacle, tout sauf un simple à-côté.
Bien sûr, le spectacle n'est pas fait pour les spectateurs qui ne veulent pas entendre parler de féminisme ou de racisme à l'opéra, qui y cherchent une protection contre la réalité, et cela explique peut-être quelques fuites à l'entracte. Et il ne s'agit pas de changer le monde avec un simple spectacle, surtout devant un public capable de payer sa place jusqu'à 129 € et du reste, dans cette toute petite salle, les masses ne sont pas là. Cela ne retire rien à l'intérêt de cette expérience, d'autant que le regard que portent ces adolescentes ne laisse aucune place à la dérision ou à une condamnation trop facile de ce que nous raconte ce problématique fragment (rien d'autre ne survivant du texte du livret que les fragments mis en scène par Mozart, ni les dialogues, ni la conclusion de l'œuvre, ni un résumé).
Les adolescent.es jouent et font jouer la rencontre de Gomatz et Zaide par deux d'entre eux, comme deux adolescents d'aujourd'hui, et c'est irrésistiblement drôle et tendre ; mais ils et elles s'indignent aussi de la mansuétude du livret avec Soliman – il est violent contre Zaide, mais c'est parce qu'il l'aime, on connaît la chanson, la même que pour son équivalent Selim dans L'enlèvement au sérail. Quant à Zaide, ils et elles interrogent aussi la vision du féminin qu'elle incarne, l'incitant à sortir de sa passivité, à résister, à tracer son propre destin sans céder à la pression de Soliman, mais aussi sans se définir seulement par sa relation avec Gomatz.
Et naturellement, l'européocentrisme et les stéréotypes que véhiculent le genre même de la turquerie, ce Turc brutal et ces Européens si sensibles et si raffinés : le thème est plus sensible que jamais, aujourd'hui où l'extrême droite est aux portes du pouvoir quand il ne les a pas déjà franchies – mais les jeunes membres de cet « Erzählkollektiv » (« collectif de narration ») ne font pas de grandes déclarations politiques : ils et elles parlent de leur expérience quotidienne, qui fait qu'on croit savoir qui ils sont sans rien connaître d'eux, simplement parce qu'on les voit comme turcs, comme migrants, comme réfugiés, qu'ils soient nés ici ou venus de loin, et c'est naturellement éminemment politique. Une partie de leurs interventions est mise en mots et en musique par la compositrice Eva Jantschitsch, qui se sert de moyens stylistiques très divers, mais fort heureusement reste le plus souvent en arrière-plan, sans couvrir la voix propre des jeunes sur scène.
La musique n'en perd pas pour autant ses droits. La fosse du théâtre n'est pas faite pour un grand orchestre, mais celui de l'Opéra de Stuttgart en profite pour faire la démonstration de ses capacités chambristes, sous la direction délicate et énergique de Vlad Iftinca qui sait mettre en avant la dimension juvénile de cette musique. Les quatre chanteurs de la troupe de l'Opéra de Stuttgart (Soliman chantant aussi l'unique air d'Osmin) ne sont pas tout à fait au même niveau, surtout la Zaide un peu acide de Natasha Te Rupe Wilson. Moritz Kallenberg (Gomatz) est au contraire parfaitement en style, et on admire le naturel avec lequel Torsten Hofmann interagit avec le collectif. L'occasion d'entendre sur scène la trop rare Zaide justifiait par elle-même qu'on se déplace jusqu'à Ludwigsburg, mais ce spectacle intelligent, sensible, qui parvient à se montrer à la hauteur de ses ambitions sans faire écran devant l'œuvre mozartienne, ajoute une force émotionnelle singulière au simple plaisir musical.